lundi 10 mai 2010

L’OULIPO : le jeu au secours du je ?

L’OULIPO, Ouvroir de Littérature Potentielle, a été fondé le 24 Novembre 1960 par Raymond Queneau, François le Lionnais et une dizaine de leurs amis écrivains, mathématiciens et peintres. L’Ouvroir s’apprête donc à fêter ses 50 ans d’existence et pourtant il n’a pas pris une ride. Bien au contraire, il semble qu’il ait trouvé une nouvelle jeunesse (ou bien est-ce la recette d’une jeunesse éternellement renouvelée ?) et ses travaux suscitent un engouement toujours plus grand. Enquête sur un phénomène littéraire plein de (bonnes) surprises.


« Prenez un mot, prenez-en deux, faites cuire comme des oeufs, prenez un petit bout de sens puis un grand morceau d’innocence, faites chauffer à petit feu, au petit feu de la technique, versez la sauce énigmatique, saupoudrez de quelques étoiles, poivrez et puis mettez les voiles. Où voulez-vous donc en venir ? À écrire vraiment ? À écrire ? »
Ainsi s’exprimait Queneau dont le propos était d’inventer avec ses complices de nouvelles formes poétiques ou romanesques résultant d’un transfert de technologie entre mathématiciens et écriverons (sic). Ce sont ces préoccupations, au croisement du langage et des mathématiques, qui aboutirent à la création de « 100 000 milliards de poèmes ». En composant dix sonnets de 14 vers chacun et en les combinant de façon méthodique, Queneau obtient 1014 poèmes.
L’Oulipo compte aujourd’hui 35 membres, dont 13 excusés pour cause de décès. Car à l’Oulipo, on ne fait pas de distinction entre les vivants et les morts. Et si le groupe a réussi à survivre à la disparition des plus célèbres d’entre eux (R.Queneau, mais aussi G. Perec ou I.Calvino), c’est qu’il procède régulièrement à des co-optations qui se sont révélées d’excellents choix. Les nouveaux venus se sont parfaitement intégrés à l’esprit du groupe. Parmi les membres actuellement actifs, on citera Hervé Le Tellier, Paul Fournel ou Marcel Bénabou, secrétaire provisoirement définitif et définitivement provisoire. L’objectif néanmoins reste le même depuis le début de l’aventure : inventer des règles de composition poétique qui permettent de créer des oeuvres nouvelles et de dégager les potentialités, les ressources cachées, les richesses secrètes des oeuvres existantes. L’activité éditoriale du groupe est très importante depuis 1992 avec la publication des fascicules de la Bibliothèque Oulipienne chez Castor Astral, de l’Abrégé de Littérature potentielle chez1001 Nuits, ou de la toute récente Anthologie de l’Oulipo chez Gallimard. En outre, plusieurs de ses membres ont publié à titre personnel nombre de romans et recueils de poèmes qui rencontrent un succès qui va bien au-delà de leurs aficionados habituels. L’intérêt grandissant que suscite l’Oulipo s’observe également par leurs lectures publiques qui se multiplient et font salle comble : celles qui se tiennent tous les mois à la Bibliothèque Nationale par exemple, ou celle qui a eu lieu au Louvre il y a peu, à l’invitation d’Umberto Eco, sur le thème des listes et inventaires, et pour laquelle il était difficile de trouver un strapontin de libre. Le spectacle « Pièces détachées », créé il y a 4 ans, a été joué deux saisons successives à Avignon, longuement repris au Théâtre du Rond Point, et il tourne à présent partout en France et ailleurs. Il faut également mentionner les commandes publiques qui sont adressées aux oulipiens par des institutions ou des villes ( ils ont récemment créé une oeuvre littéraire spécifique pour le Tramway de Strasbourg) ou le colloque international qui est en préparation et qui aura lieu à la Sorbonne en Mai 2010. International en effet, car l’Oulipo traverse à présent les frontières et essaime partout en Europe mais aussi aux USA, au Canada et jusqu’en Australie. Notons enfin que le mouvement a fait des petits avec l’Oulipopo qui se préoccupe de littérature policière, l’Oupeinpo qui s’intéresse à la peinture, l’Oumupo qui se consacre à la musique comme l’Oucipo au cinéma. Mais où qu’ils se trouvent, les oulipiens se reconnaissent toujours dans la définition qu’a donnée d’eux leur illustre fondateur qui affirmait qu’ « un oulipien est un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir », un labyrinthe de mots, de sons, de phrases, de paragraphes, de chapitres, de livres, de bibliothèques, de prose, de poésie etc.

Mais l’Oulipo d’aujourd’hui est-il vraiment le même que celui des débuts ? M.Bénabou l’affirme sans hésitation, lui qui est là depuis 41 ans. Il souligne que les objectifs poursuivis restent « l’exploration du langage et des possibilités que donne l’invention de nouvelles contraintes, de nouvelles structures formelles ». L’esprit ne s’est donc pas modifié, seule la renommée s’est élargie. Bénabou attribue le succès actuel à « un rapport décontracté que nous entretenons au langage et à l’écriture. Nous avons désacralisé la littérature et l’écriture sans tomber dans l’esprit des chansonniers. Et de ce fait nous occupons une place particulière qui plait aux gens cultivés.» Car cet engouement, s’il est bien palpable, se fait néanmoins dans un cadre restreint, celui des amateurs de poésie et de jeux de langage qui trouvent dans la démarche oulipienne tout à la fois une dimension ludique et une réelle exigence, l’articulation du jeu à un vrai travail littéraire qui repose sur des références culturelles. Il existe donc une complicité forte entre auteurs et lecteurs oulipiens. Bénabou affirme d’ailleurs que le lecteur, « s’il n’est pas d’emblée oulipien, devrait normalement le devenir peu à peu ». Il y a une « formation préalable nécessaire » pour apprécier véritablement les productions oulipiennes, ou du moins un état d’esprit. Ces textes ne s’adressent donc pas à n’importe qui et beaucoup de gens n’aiment pas qu’on désacralise ainsi le langage. « Si nous sommes à présent devenus intouchables, nous étions très critiqués par le passé. On nous traitait d’amuseurs publics, de rigolos. On parlait à notre propos de Grenier de Montmartre. On nous reprochait de pratiquer une littérature populaire, ce qui est le contraire même de notre démarche puisque nos lecteurs doivent avoir, pour nous apprécier, un minimum de culture ». Élitistes donc les oulipiens ? D’une certaine façon sans doute. Hervé Le Tellier préfère parler d’une esthétique de la complicité ». « Lire un texte à contraintes exige un effort. C’est pourquoi il faut affirmer qu’il y a derrière tout texte oulipien le regard d’un lecteur lui-même oulipien ».

On en vient donc à la question des « contraintes » à propos desquelles Perec disait : « Au fond, je me donne des règles pour être totalement libre ». Paroles amplement commentées depuis. Les contraintes oulipiennes permettraient donc de se libérer du problème de l’expression de soi. Bénabou confirme que « dès l’origine il est vrai, l’idée de faire appel à des modèles mathématiques, à des structures, était un moyen de sortir du tête-à-tête avec soi-même qui risquait d’être lassant ». Et à propos duquel Jacques Roubaud écrit : « La contrainte était un pharmakon, un remède (remède et poison, poison aussi) à la mélancolie du roman qu’éprouve le romancier dans une époque où la répétitivité maniaque des schémas éprouvés depuis déjà au moins deux siècles engendre l’ennui profond, passion fondamentale du XXe siècle ». Il y a donc bien pour les oulipiens ce constat que depuis 40 ou 50 ans, il se publie chaque année en France 600 à 700 romans dont très peu sont réellement lisibles. Il y a là quelque chose qui cloche et le recours à la contrainte est pensé comme remède à cette littérature qui « tourne en rond et ne tourne pas rond ». Le jeu volerait ainsi au secours du je ? Bénabou soutient que « le recours à la contrainte n’interdit pas le je. Le moi s’accommode de tout, même de la contrainte. Simplement, on ne dit pas les choses directement mais au travers d’une grille ». Et il ajoute :« Quand Perec choisit la contrainte du lipogramme (texte où l’on se passe d’une lettre) ou des alphabets restreints, il choisit des contraintes qui reposent toutes sur le manque. Or le manque est le drame de Perec, manque de mère, de famille, de communauté d’identification. Le choix de cette contrainte est une façon pour lui d’être au coeur de son moi ». Y compris à son insu.
Il arrive que l’on parle des oulipiens comme de chercheurs. Car ils sont en effet de véritables explorateurs du langage, qui se sont souvent aventurés dans les espaces du « langage cuit » selon l’expression de Desnos, c’est-à-dire les clichés, expressions, formules, proverbes et dictons qui forment un véritable trésor au sein de la langue française. « J’ai trouvé dommage que ce réservoir reste figé, explique Bénabou, et j’ai emprunté la démarche de Desnos pour défiger la langue ». Cette démarche repose sur le principe de la substitution. Par exemple, partant d’un aphorisme de Klausewitz, Bénabou conserve la structure de la phrase et, en apportant un vocabulaire nouveau, fabrique quantité d’autres aphorismes. Au point d’en confier la fabrication à une machine, un programme informatique. Ce recours à la machine a de quoi troubler : peut-on ainsi mettre de côté la question du sens et explorer le langage à travers de purs exercices formels ? À quoi Bénabou répond qu’il ne s’agit pas d’être esclave de ce que l’on produit et que le sens intervient au moment de la sélection des aphorismes que l’on conservera. Mais que l’on pourra aussi faire le choix du non-sens.
L’Oulipo, qu’est-ce que c’est finalement ? Une avant-garde ? Un mouvement littéraire ? Une société secrète ? La question ne le surprend pas et Bénabou répond sans hésiter qu’il s’agit avant tout d’ « une bande de copains qui ont des intérêts communs et notamment un regard sur la littérature et le langage et le goût de l’exploration ». Nous sommes à la bibliothèque de l’Arsenal qui abrite les archives de l’Oulipo et qui leur offre un cadre de réunion. Quoiqu’ils préfèrent souvent aller au restaurant...

Article publié dans l'Orient Littéraire de Février 2010.

Tabucchi : « La littérature doit provoquer une certaine intranquillité ».

Italien de naissance mais Portugais de coeur, Antonio Tabucchi, né à Pise en 1943, est une figure majeure de la littérature contemporaine et l’un des écrivains italiens les plus lus en dehors de son pays. C’est alors qu’il est étudiant à Paris en 1962 qu’il découvre Fernando Pessoa, dans une traduction française du « Bureau de tabac ». Son enthousiasme le conduit à se plonger dans la langue et la culture portugaises et à traduire en italien toute l’oeuvre de Pessoa, avec la collaboration de sa femme, Marie-José de Lancastre, rencontrée au Portugal. De 1987 à 1990, il dirige L’institut culturel italien de Lisbonne et la ville servira de cadre à plusieurs de ses romans. Tabucchi enseigne la littérature portugaise à l’université de Sienne, il est chroniqueur pour le Corriere della sera et El Pais, et membre fondateur, en 1993, du Parlement International des Ecrivains qui a pris la défense de nombreux écrivains menacés dans leurs pays respectifs, dont Salman Rushdie. Au cours de la campagne électorale italienne de 1995, le protagoniste de son roman « Pereira prétend » est devenu le symbole de l’opposition de gauche à Silvio Berlusconi. Et Tabucchi est actuellement poursuivi en diffamation, suite à un article paru dans l’Unita en mai 2008, dans lequel il s’interroge sur les liens éventuels de Renato Schifani, le président du Sénat, avec la mafia. Estimant à juste titre que ces poursuites judiciaires étaient une atteinte à la liberté d’expression, Gallimard a lancé une pétition de soutien qui a fait le tour du monde. Tabucchi a reçu entre autres distinctions littéraires, le prix Médicis étranger 1987, le prix européen Jean Monnet 1994, le prix Nossack de l’Académie Leibniz en 1999 et le prix France Culture 2002. Son livre « Tristano meurt » a été désigné meilleur livre de l’année par le magazine Lire en 2004. Il a publié près d’une trentaine d’ouvrages, tous traduits en français au Seuil, chez Christian Bourgois ou Gallimard, et parmi lesquels on citera « Piazza d’Italia », « La nostalgie du possible », ou le plus récent, « Le temps vieillit vite » paru en 2009 chez Gallimard avant même sa sortie en Italie. Certaines de ses oeuvres ont été portées au cinéma, dont « Nocturne indien », et « Pereira prétend », lui apportant une très large renommée internationale. Nous avons rencontré à Paris, ville qu’il affectionne particulièrement, cet « écouteur d’histoires » comme il aime lui-même à se décrire, ajoutant, « je sais toujours quand une âme ou un personnage est en train de voyager dans l’air et a besoin de moi pour se raconter. Écouter et raconter, c’est un peu la même chose. Il faut apprendre à être disponible, à laisser en permanence la porte de son imagination ouverte. Mes histoires, mes livres, je les ai tout simplement accueillis; vous vous en doutiez, je crois aux muses ». Entretien dense et passionnant qu’on aurait voulu prolonger davantage tant cette hauteur de vue est rare et précieuse.

Le temps est l’un des thèmes majeurs de votre oeuvre romanesque. Votre dernier livre s’intitule « Le temps vieillit vite », mais déjà dans votre premier ouvrage, le héros Volturno, souffrait d’un « mal du temps », maladie qui se manifestait par un décalage entre sa temporalité intérieure et la temporalité extérieure. Pourquoi ce thème est-il si présent tout au long de votre oeuvre ?

Si la création du monde est marquée par le passage des ténèbres à la lumière, ce n’est pas ce passage qui crée le temps, mais l’écriture : c’est l’écriture humaine qui a créé le temps, et le temps est donc une dimension fondamentale de notre humanité, que nous pouvons difficilement appréhender dans sa totalité. Nous ne pouvons y faire que quelques incursions. Selon les époques, le sentiment du temps a beaucoup varié. Le Goff a montré qu’au Moyen âge, il y avait deux temporalités différentes, celle des marchands et celle de l’Eglise. Einstein définit le temps dans les termes de la physique, et montre que le temps est fonction de l’espace. Bergson réplique que le temps ne peut s’appréhender par la science physique, et qu’Einstein est passé à côté d’une dimension essentielle du temps, celle de la conscience, celle de la durée. Chaplin lui aussi aborde cette réflexion dans « Les temps modernes ». Quant aux sociologues de la post-modernité, J.F.Lyotard et M. Augé, ils définissent notre époque comme un présent absolu, c’est-à-dire comme une époque qui ne comprend pas le passé et du coup, n’imagine pas le futur. Il est vrai qu’un certain nombre d’évolutions récentes ont compliqué le sentiment du temps : je pense par exemple à l’arrivée au sein de l’Europe des pays de l’Europe de l’Est qui ont un calendrier si différent de celui des pays de l’Europe de l’Ouest ; je pense aux idéologies négationnistes qui falsifient le temps et nient Auschwitz et les camps d’extermination ; je pense enfin aux évolutions technologiques qui abolissent la dimension matérielle des choses (pensons par exemple à la dématérialisation de l’argent), mais qui abolissent également l’espace, puisqu’on peut, depuis son salon, vivre en direct des événements qui se passent à l’autre bout de la planète.

Ce mal du temps serait-il donc le symptôme d’une inadaptation de vos personnages au monde dans lequel ils vivent ?

Disons que ce mal du temps est une sorte de décalage. Volturno que vous avez cité, a le même sentiment qu’un artiste, c’est-à-dire qu’il se sent en permanence en décalage avec la contemporanéité. Mais ce décalage lui permet de regarder le monde avec des yeux différents. Ce décalage qui provoque en lui une forme de désaccord, est donc porteur d’une dimension positive, d’une dimension éthique.

On sait que l’une des premières manifestations de tout pouvoir politique a trait au temps. Depuis l’Antiquité, prendre le pouvoir, c’est prendre possession du temps. Chaque nouvelle civilisation a voulu instaurer un nouveau calendrier, qu’il s’agisse de la révolution française ou du fascisme italien. On pense aussi aux hommes politiques qui, sous toutes les latitudes, ont toujours pour projet de construire le futur. Et l’on sait les désastres que cette utopie a provoqués au siècle dernier. Même les Américains ont tenté, avec un succès très relatif, de prendre le contrôle du temps en imposant au monde une nouvelle histoire qui commencerait le 11 septembre 2001. D’où le rôle salutaire de ce sentiment de décalage, de ce mal du temps.

Le passé est néanmoins souvent source de souffrance pour vos personnages, sans doute en raison de son caractère immuable, mais également parce que la nostalgie de ce qui a été empêche la possibilité d’un bonheur présent. C’est le cas par exemple dans « Pereira prétend ».

Pereira n’arrive pas à accomplir le que la culture grecque a appelé la catharsis. La catharsis, qui correspond plus ou moins à ce que Freud nomme le nécessaire « travail du deuil », est fondamentale, non seulement sur un plan personnel mais aussi d’un point de vue collectif, à l’échelle d’un pays par exemple. Chaque pays sans exception doit être capable de regarder son passé, non seulement les pages glorieuses de ce passé, exaltées dans les monuments commémoratifs, mais aussi et surtout les hontes de ce passé. Quand Pereira comprend qu’il lui faut entreprendre ce travail de deuil, il pose un acte qui appartient enfin vraiment au présent : il prend tous les risques pour raconter une vérité trop longtemps tue. S’opère alors un mariage entre lui-même et son présent. Il s’extrait enfin de son passé et une nouvelle vie devient possible pour lui : une renaissance.

Est-ce pour ces raisons que la thématique du dialogue avec les morts est si présente dans vos livres, dans « Piazza d’Italia » ou « Requiem » par exemple ?

Les morts sont nos racines. Je ne crois pas aux racines terrestres ou géographiques. Je crois à celles de la mémoire. Le culte des ancêtres existe chez les peuples les plus primitifs. Il nous faut toujours nous rappeler que nous ne venons pas de rien, que nous sommes un maillon dans une longue chaîne.

Il y a aussi ce thème, central dans votre oeuvre, de la nostalgie. Est-ce l’équivalent de la « saudade » portugaise, ce sentiment particulier qui amène un personnage à se laisser bercer par l’étrange souvenir de ce qui n’a pas eu lieu ? Est-ce une nostalgie sans objet, une conscience d’être assujetti au temps et voué à la mort ?

J’ai beaucoup écrit et beaucoup réfléchi à ce sentiment très étrange qu’est la nostalgie. J’y reviens encore dans mon dernier recueil avec deux nouvelles qui illustrent deux cas assez étonnants de nostalgie. Dans l’une, « Bucarest n’a pas changé », un vieux juif qui a vécu dans l’enfer de la Roumanie de Ceausescu se réfugie en Israël où il passe le reste de sa vie et où il peut enfin se reconstruire et fonder une famille. Néanmoins, il a la nostalgie de son passé, la nostalgie de cet enfer. Dans « Les morts à table », un ancien espion de la RDA vit dans la nostalgie du mur qui divisait Berlin. La nostalgie est une chose extrêmement complexe et elle peut même être nostalgie du pire. Cette notion existait déjà chez Baudelaire qui parle de la vie comme d’un hôpital où chaque malade voudrait changer de lit. Ou chez Conrad qui publie en 1998 un recueil intitulé « Tales of unrest ». La nostalgie entre aussi sans doute pour beaucoup dans ce qui nous pousse à écrire, dans ce désir, ce mouvement qui nous met en branle. Je ne pense pas en avoir fini avec l’exploration de cette thématique et je prépare actuellement une édition enrichie de mon livre « La nostalgie du possible ».

Vous avez décrit la littérature comme étant une forme de connaissance et une forme de mémoire. Et plusieurs de vos romans sont remplis de références à des auteurs de toutes les époques. Pouvez-vous nous éclairer davantage là-dessus ?

La littérature est, plus encore que l’histoire, le plus grand dépôt de la mémoire humaine. On fait l’histoire avec des documents d’archives, mais parfois ces documents sont muets ou sourds et susceptibles dès lors d’interprétations diverses. Parfois aussi, les documents viennent à manquer. La littérature en revanche est toujours là, elle accueille tout et tout le monde. Rien de plus démocratique que la littérature : on y entre sans statut ni carte de crédit. On y trouve le Gavroche des « Misérables », le petit moineau auquel Catulle dédie une élégie, ou l’ode à la carotte de Neruda. On y entend les cuisinières et les femmes de ménage qui conversent derrière une porte close, dans « Anna Karenine ». Aucun objet de l’expérience humaine n’en est exclu, aucun sentiment non plus. La littérature regarde partout. Mais elle est aussi une forme de connaissance et elle nous donne accès à des expériences fondamentales de l’âme humaine qu’on ne pourrait pas vivre soi-même. Prenons le sentiment amoureux. Vivre un grand amour est déjà une bénédiction. En vivre deux est un rare privilège. On ne peut donc connaître toutes les nuances du sentiment d’amour que si l’on lit « Tristan et Yseult », « Roméo et Juliette », « Madame Bovary », « Anna Karenine » et d’autres livres encore. La littérature nous informe bien plus largement que l’expérience. Elle nous ouvre des univers infinis, tout un cosmos.

Pour reprendre une thématique chère à Pessoa, vous avez souvent dit et écrit que la littérature devait « provoquer une certaine intranquillité ».

Certains livres appartiennent aux siècles passés et néanmoins ils possèdent encore le pouvoir de nous inquiéter parce qu’ils sont éternels. La littérature nous met en éveil, provoque notre intranquillité, quand les hommes politiques ou les religions nous tranquillisent et nous rassurent. Ainsi elle nous maintient dans le doute et la suspicion et ce faisant, elle garde notre âme vivante et vivant notre esprit. Grâce à la littérature, on comprend que les systèmes binaires, les oppositions simplistes de type noir/ blanc ne sont pas le moyen d’accéder à la vérité, et que celle-ci est toujours plus complexe. Elle nous propose d’autres chemins à emprunter, celui de l’épiphanie joycienne ou celui de l’illumination rimbaldienne. La littérature signale les fissures, les imperfections, les tremblements. Elle ne nous narcotise jamais. Cette action soporifique, ce sont les discours religieux ou politiques qui s’en chargent, et parfois également les autres médias et en particulier la télévision. La littérature montre ce qu’une caméra ne voit pas, et parce qu’elle est flexible, parce qu’elle fait appel à l’imagination, elle illumine les coins obscurs de la vie auxquelles les caméras n’accèdent pas. Elle ne peut pas, elle ne doit pas, entrer en compétition avec les autres médias, utiliser leur langage ou leurs méthodes.

Vous êtes très critique du discours politique et vous n’avez pas hésité à vous engager contre certaines idéologies ou personnes.
Je suis en effet violemment critique du populisme fascisant de Berlusconi, qui ressemble étrangement au modèle Mussolinien ou à celui de Ceausescu. Tous reposent sur une certaine vision du chef comme homme providentiel envoyé par Dieu et qui aurait la solution à tous les problèmes. Ces chefs s’adressent directement au peuple, aux foules, en passant au-dessus des lois et des institutions, et ils cherchent à conquérir les sympathies à tout prix. Ce populisme banal, insolent, médiocre et qui méprise les institutions a déjà été stigmatisé par C.E.Gadda, ce grand écrivain milanais. Pour ma part, je profite d’un accès plus facile aux médias en raison de ma notoriété pour donner une plus large audience à mes prises de position. Je rejoins en cela le point de vue de Maurice Blanchot qui évoque cette forme de participation citoyenne que l’on peut avoir en tant qu’intellectuel, pour des raisons à la fois éthiques et esthétiques. Et qui est très différent du point de vue de Gramsci lorsqu’il parle de l’intellectuel organique au service d’un parti.

Evoquant les raisons esthétiques de votre engagement, vous avez fait référence à cette « laideur anthropologique » que vous stigmatisez aujourd’hui en Italie ?

Le langage est une des premières choses qui soient tombées malades en Italie. Quand on écoute les émissions de télévision, y compris le journal télévisé, ou certains hommes politiques, cela fait mal. De gros mots reviennent des dizaines de fois. La langue est pauvre, relâchée, pleine d’erreurs grossières. J’ai pourtant en mémoire une Italie où le peuple, y compris les personnes peu cultivées, parlaient une si belle langue.

La littérature y peut-elle quelque chose ?

Je vous répondrai simplement en rappelant que tout mauvais pouvoir, tout pouvoir à tendance totalitaire, hait la littérature. Ce n’est pas par hasard que les nazis brûlaient les livres ou que le goulag était plein d’écrivains. Si Staline a envoyé Ossip Mandelstam au goulag, c’est avant tout parce qu’il était un grand écrivain.


Publié dans l'Orient Littéraire d'Avril 2010.

vendredi 19 février 2010

Léonora Miano : « J’écris dans l’écho des cultures qui m’habitent ».

Léonora Miano est née en 1973 à Douala, sur la côte du Cameroun. C’est dans cette ville que se déroulent son enfance et son adolescence. Jusqu’en 1991 où elle part pour la France. Et c’est là qu’elle réside depuis. Elle écrit ses premières poésies à l’âge de huit ans. A l’adolescence, elle aborde le roman. Mais elle attendra longtemps avant de proposer ses textes à des éditeurs, le temps dit-elle de « posséder une écriture personnelle qui contienne son tempérament et restitue sa musique intérieure ». Elle a donc trente ans passés lorsqu’elle publie son premier roman : L’intérieur de la nuit (2005). Suivront Contour du jour qui vient (2006) qui obtient le Goncourt des Lycéens, et Tels des astres éteints (2008), tous trois chez Plon. Son quatrième roman, Les aubes écarlates, vient de paraître et il se fait déjà une large place dans les rubriques culturelles encombrées de la rentrée. Car Miano a un talent singulier et sa plume est à la fois âpre et passionnée. Cette jeune femme à la sensibilité à fleur de peau est habitée par les tourments identitaires du monde noir. Elle affirme qu’ « être Africain de nos jours, c’est être un hybride culturel. C’est habiter la frontière ». Et c’est là qu’elle se tient, sur cette frontière, assumant la part d’ombre et la part de lumière qui est au coeur de toute aventure humaine.

Les aubes écarlates viennent clore le triptyque consacré à l’Afrique, L’intérieur de la nuit et Contours du jour qui vient formant ses deux premiers volets. Miano y raconte le terrible parcours d’Epa, enfant soldat enrôlé de force dans les troupes d’Isilo, un chef de guerre mégalomane qui rêve de rendre sa grandeur à toute une région de L’Afrique équatoriale. Epa parvient à s’enfuir après avoir constaté que le quotidien de l’armée à laquelle il appartient, loin de ressembler à une libération, est fait de rapines, d’exécutions et de viols. Il traverse le Mboasu pour échouer à « La Colombe », un centre qui recueille les enfants abandonnés. Il livre alors un étrange récit : il dit avoir croisé à plusieurs reprises des ombres enchaînées demandant réparation pour les crimes du passé. Tout son périple est hanté par l’esprit des morts de la traite négrière. Prenant alors conscience des maux qui rongent l’Afrique, cette terre qui ne cesse de se faire souffrir elle-même, Epa se remettra en marche pour retrouver ses compagnons d’infortune et les rendre à leur famille, afin que soit enfin possible une paix durable.

Ce roman pose mille questions passionnantes et difficiles, autour desquelles nous avons échangé avec Miano, au cours d’un entretien où l’on sent qu’elle est à vif, souvent sur la défensive, signe d’une très vive sensibilité et d’un réel engagement.

Le choix du titre, ou plus précisément du sous-titre « Sankofa cry » est évidemment intriguant. Si on comprend le sens de Sankofa au fil de la lecture - vous y revenez maintes fois, l’expliquant de façon « théorique » ou de façon plus imagée, dans la bouche de Aïda qui en parle comme d’un oiseau - il reste que ce titre en trois langues différentes est énigmatique. Pouvez-vous expliquer ce choix ?

Je reviens sur ce choix dans la postface du roman. Coupler un titre en français avec un sous-titre mêlant l’akan, langue parlée en Afrique de l’Ouest, et l’anglais dans lequel s’expriment de nombreuse populations d’ascendance africaine, vient de la volonté d'embrasser, le plus possible, les territoires et les populations concernés par la traite transatlantique. Pour moi, il est assez naturel de procéder ainsi, dans la mesure où je pense appartenir moi-même à différents espaces culturels. Il s’agit donc pour moi d’inscrire la création littéraire dans la réalité hybride - ou « créolisée » pour reprendre le terme utilisé par Edouard Glissant - qui est bien celle de l’Afrique subsaharienne. Les peuples africains sont, eux aussi, enfants de la traite négrière. Elle a opéré en eux des mutations que la colonisation n’a fait qu’intensifier. Mon roman espère, à sa manière sciemment chaotique, le surgissement d’une nouvelle conscience diasporique. Qui ne peut s’opérer si l’on ne regarde pas en face ses propres ombres pour pouvoir les chasser. Sankofa cry est donc un appel au souvenir.

Vous avez inscrit en exergue une très belle phrase d’Aimé Césaire : « Or, comprenez, je ne vous donnerai pas quittance de vous-mêmes ». J’aimerai que vous la commentiez.

La citation de Césaire a été choisie parce qu'il représente beaucoup pour moi. Je ne serais pas l'auteur que je suis si je ne l'avais pas lu très tôt. Cette phrase me parait très explicite. Elle se passe vraiment de commentaire...

La construction de votre roman est particulière, intercalant plusieurs voix, celle d’Epa, celle d’un narrateur extérieur, et une autre voix qui reste plus indéfinie et qui parle au « nous » dans les parties nommées « Exhalaisons ». Cette voix interpelle, s’adresse. Il y a donc plusieurs « Exhalaisons » et d’autres parties, beaucoup plus longues, nommées « Latérite », « Embrasements », « Coulées ». Cette composition fait-elle référence à d’autres formes culturelles, africaines ou autres ?

J'utilise le jazz, musique métisse par excellence, pour la construction de mes romans, bien que de manière différente à chaque fois: la polyphonie, la circularité, la répétition, la recherche d'un phrasé précis... sont autant de procédés que j’emprunte au jazz. A mon avis, bien des auteurs peuvent recourir à des procédés assez proches des miens, sans nécessairement se référer à cette musique. Dans ce roman néanmoins, les personnages ont été traités comme les instruments d'un orchestre. Chacun a sa voix, sa sensibilité. Le monologue d'Epa est un chorus vocal. En dehors des férus de théorie littéraire, je ne suis pas certaine que les lecteurs s’attacheront à ces questions de structure. Un roman doit d'abord leur raconter une histoire. J'espère qu'il y en a bien une dans Les aubes écarlates.

Vous donnez dans ce texte d’une grande puissance, un vision très âpre, très violente, presque désespérante du continent africain. Pourquoi cela ? Etes-vous sans espoir quant à l’avenir de l’Afrique, à ses « lendemains confisqués » ?

J'en ai un peu assez d'entendre ça... Un roman, ce n'est pas le Guide du Routard. On n’ écrit pas pour inciter les gens à voyager dans tel endroit ou dans tel autre. Les écrivains sont des artistes. Leur premier matériau est leur propre sensibilité. Il se trouve que la mienne, pour des raisons qui m'appartiennent, est un peu écorchée. J'écris comme on chante le blues.


Si j'avais perdu espoir concernant l'Afrique, cela signifierait que j'aurais cessé de croire en l'humain. Le monde n'existe pas, sans l'Afrique. Il est un corps indivisible. Lorsque les lendemains semblent confisqués dans un espace donné, ils le sont pour tous. Aucun de nous n'est vraiment libre, tant que nous ne le sommes pas tous. Si vous me posez cette question en ces termes, c'est que, contrairement à moi, vous ne vivez pas avec l'idée chevillée au corps qu'il n'y a qu'une humanité. Ce n'est pas d'un côté l'Afrique et de l'autre, le reste du monde.
Par ailleurs, si même on voulait supposer que mes écrits ne se rapportent pas au genre humain dans sa globalité, mais uniquement à la zone subsaharienne du continent appelé Afrique, je ne vois pas comment il serait possible de triompher des difficultés sans les regarder en face. Pour moi, nommer le mal, le circonscrire le plus clairement possible, c'est déjà le transcender. Je souhaite à tous les pays d'avoir des auteurs capables d'affronter l'ombre pour trouver la lumière. C'est un acte de foi: il faut être convaincu que la lumière existe au bout du tunnel, lorsqu'on décide de s'y aventurer.

Vous revenez à plusieurs reprises, et de différentes manières, sur ce suprême « péché continental » africain qui serait l’oubli. On a pourtant le sentiment, peut-être erroné puisqu’on n’y vit pas, que de multiples manières, les différents peuples africains sont très en lien avec leur mémoire, leur passé. Pouvez-vous vous expliquer là-dessus ?

Je ne dis pas que tout a été oublié. Le roman parle des millions d'individus qui ont péri durant la traite négrière transatlantique, et qui n'ont pas de mémoire sur la terre de leurs ancêtres. Cet "oubli" est dû à des raisons objectives. A mes yeux, il s'agit d'une faute.

Les deux personnages, Epa et Eso, sont-ils en quelque sorte comme des jumeaux ? Est-ce ce que vous avez voulu suggérer par la proximité de leurs prénoms ?

Leurs prénoms sont proches parce que j'avais choisi ce procédé pour l'esthétique de L'intérieur de la nuit, roman antérieur à celui-ci, et dans lequel on les rencontre. Ils sont originaires du village d'Eku, où les noms masculins commencent tous par un E, et les noms féminins par un I.
En revanche, il y a bien un lien entre ces deux personnages. Pour moi, ce sont des frères ennemis ; les conflits qui les opposent miment les tensions bien connues entre Africains et Afrodescendants. Chacun est trop abîmé dans sa propre douleur pour accéder à celle de l'autre. Puis-je vous inviter à lire la page consacrée aux Aubes écarlates sur mon site web ? Je m’en explique plus amplement.

Vous vivez en France depuis 1991. En me livrant à un rapide calcul, je constate que vous y avez donc vécu autant qu’au Cameroun. Au Cameroun même, vous avez vécu je crois dans un environnement « acculturé ». Pourquoi l’Afrique « traditionnelle », reste t-elle donc si présente dans votre écriture ?

Je ne suis pas sûre de vous suivre quand vous dites: "Afrique traditionnelle". Il me semble au contraire que ce roman se déroule en grande partie dans un espace urbain... Lorsque ce n'est pas le cas, les personnages circulent en jeep et manient des AK-47. Quant à la croyance aux esprits, à la capacité des morts à se manifester dans le quotidien des vivants, les films étasuniens en sont remplis. Tout simplement parce que les humains croient à ces choses, quelle que soit leur culture. L'Afrique qui est présente dans mes romans est métisse, parce que telle est la réalité de ce continent. L'Afrique "traditionnelle", cohabite avec les téléphones portables. C'est bien le cas dans Les aubes écarlates.

Vous percevez-vous vous-même comme « africaine » ?

Oui. Je suis noire - c'est à dire une personne attachée à l'histoire des peuples qui ont été désignés par ce terme, et attachée surtout aux luttes qui en ont découlé - , subsaharienne, et citoyenne française.

La langue dans laquelle vous écrivez est un français relativement « classique », même si le texte est émaillé d’expressions linguistiques typiquement camerounaises. Ce choix d’écriture surprend. Voulez-vous le commenter ?

Contrairement à d'autres auteurs subsahariens, je m'intéresse plus à faire éclater les structures classiques qu'à perturber la langue. J'écris dans un français accessible à tous les francophones, parce qu'il m'importe d'être comprise. Lorsque je veux être créative, m'exprimer en tant qu'artiste, je le fais avec la construction du texte. Cela dit, ma langue d’auteur n’est un français classique qu’en apparence. Les correcteurs des différentes maisons d’édition avec lesquelles j’ai collaboré le savent. Ma ponctuation n’est pas toujours orthodoxe. Elle cherche des rythmes non européens. Il y a toujours dans le soubassement de la phrase, une multitude d’autres langues. Celles dans lesquelles je ne pense pas, mais que je ressens. J’écris dans l’écho des cultures qui m’habitent : africaine, européenne, afro-américaine, caribéenne. Tout cela vient naturellement se loger dans le texte. Mon esthétique est donc frontalière. Elle utilise la langue française, mais ses références, les images qu’elle déploie sur la page appartiennent à d’autres sphères. Ma culture littéraire française est extrêmement limitée, et je n’en souffre pas. Point n’est besoin d’avoir lu Proust ou Céline pour écrire en français. Ecrire en français, ce n’est pas écrire français.

Vous avez écrit, dans un texte que vous publiez sur votre site personnel, que si vous étiez bien une femme, vous n’étiez pas « très sûre d’appartenir au genre féminin ». Pouvez-vous clarifier ce que vous entendez par là ?


Il me suffit de lire un magazine féminin pour me poser des questions sur mon genre. La plupart du temps, je me sens très peu concernée par les choses qui intéressent les femmes, les européennes en particulier, mais les autres aussi finalement. Il ne m'est pas souvent arrivé de m'identifier à des femmes ou de me sentir comprise par elles. Donc, je vis dans un corps féminin que j'aime, mais je crois mon esprit tout à fait asexué.

Le masculin et le féminin sont des catégories biologiques et des constructions sociales et culturelles. En tant que catégories biologiques, ils nous parlent des corps : être homme ou femme, c’est habiter un corps donné qu’on peut modifier de nos jours par la prise d’hormones ou par la chirurgie. En tant que constructions sociales, le féminin et le masculin se réfèrent à des traits comportementaux arbitrairement prêtés à l’un ou l’autre sexe. Et il me plaît généralement de produire des corps féminins habités par une énergie masculine (autorité, froideur, courage...) et des corps masculins perturbés par le féminin ( pleurs, crainte, usage hystérique de la violence...). L’identité sexuelle des personnages est donc frontalière. Elle réside dans l’entre-deux.

Publié dans l'Orient Littéraire de Décembre 2009.

L’OULIPO : le jeu au secours du je ?

L’OULIPO, Ouvroir de Littérature Potentielle, a été fondé le 24 Novembre 1960 par Raymond Queneau, François le Lionnais et une dizaine de leurs amis écrivains, mathématiciens et peintres. L’Ouvroir s’apprête donc à fêter ses 50 ans d’existence et pourtant il n’a pas pris une ride. Bien au contraire, il semble qu’il ait trouvé une nouvelle jeunesse (ou bien est-ce la recette d’une jeunesse éternellement renouvelée ?) et ses travaux suscitent un engouement toujours plus grand. Enquête sur un phénomène littéraire plein de (bonnes) surprises.

« Prenez un mot, prenez-en deux, faites cuire comme des oeufs, prenez un petit bout de sens puis un grand morceau d’innocence, faites chauffer à petit feu, au petit feu de la technique, versez la sauce énigmatique, saupoudrez de quelques étoiles, poivrez et puis mettez les voiles. Où voulez-vous donc en venir ? À écrire vraiment ? À écrire ? »

Ainsi s’exprimait Queneau dont le propos était d’inventer avec ses complices de nouvelles formes poétiques ou romanesques résultant d’un transfert de technologie entre mathématiciens et écriverons (sic). Ce sont ces préoccupations, au croisement du langage et des mathématiques, qui aboutirent à la création de « 100 000 milliards de poèmes ». En composant dix sonnets de 14 vers chacun et en les combinant de façon méthodique, Queneau obtient 1014 poèmes.

L’Oulipo compte aujourd’hui 35 membres, dont 13 excusés pour cause de décès. Car à l’Oulipo, on ne fait pas de distinction entre les vivants et les morts. Et si le groupe a réussi à survivre à la disparition des plus célèbres d’entre eux (R.Queneau, mais aussi G. Perec ou I.Calvino), c’est qu’il procède régulièrement à des co-optations qui se sont révélées d’excellents choix. Les nouveaux venus se sont parfaitement intégrés à l’esprit du groupe. Parmi les membres actuellement actifs, on citera Hervé Le Tellier, Paul Fournel ou Marcel Bénabou, secrétaire provisoirement définitif et définitivement provisoire. L’objectif néanmoins reste le même depuis le début de l’aventure : inventer des règles de composition poétique qui permettent de créer des oeuvres nouvelles et de dégager les potentialités, les ressources cachées, les richesses secrètes des oeuvres existantes. L’activité éditoriale du groupe est très importante depuis 1992 avec la publication des fascicules de la Bibliothèque Oulipienne chez Castor Astral, de l’Abrégé de Littérature potentielle chez1001 Nuits, ou de la toute récente Anthologie de l’Oulipo chez Gallimard. En outre, plusieurs de ses membres ont publié à titre personnel nombre de romans et recueils de poèmes qui rencontrent un succès qui va bien au-delà de leurs aficionados habituels. L’intérêt grandissant que suscite l’Oulipo s’observe également par leurs lectures publiques qui se multiplient et font salle comble : celles qui se tiennent tous les mois à la Bibliothèque Nationale par exemple, ou celle qui a eu lieu au Louvre il y a peu, à l’invitation d’Umberto Eco, sur le thème des listes et inventaires, et pour laquelle il était difficile de trouver un strapontin de libre. Le spectacle « Pièces détachées », créé il y a 4 ans, a été joué deux saisons successives à Avignon, longuement repris au Théâtre du Rond Point, et il tourne à présent partout en France et ailleurs. Il faut également mentionner les commandes publiques qui sont adressées aux oulipiens par des institutions ou des villes ( ils ont récemment créé une oeuvre littéraire spécifique pour le Tramway de Strasbourg) ou le colloque international qui est en préparation et qui aura lieu à la Sorbonne en Mai 2010. International en effet, car l’Oulipo traverse à présent les frontières et essaime partout en Europe mais aussi aux USA, au Canada et jusqu’en Australie. Notons enfin que le mouvement a fait des petits avec l’Oulipopo qui se préoccupe de littérature policière, l’Oupeinpo qui s’intéresse à la peinture, l’Oumupo qui se consacre à la musique comme l’Oucipo au cinéma. Mais où qu’ils se trouvent, les oulipiens se reconnaissent toujours dans la définition qu’a donnée d’eux leur illustre fondateur qui affirmait qu’ « un oulipien est un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir », un labyrinthe de mots, de sons, de phrases, de paragraphes, de chapitres, de livres, de bibliothèques, de prose, de poésie etc.

Mais l’Oulipo d’aujourd’hui est-il vraiment le même que celui des débuts ? M.Bénabou l’affirme sans hésitation, lui qui est là depuis 41 ans. Il souligne que les objectifs poursuivis restent « l’exploration du langage et des possibilités que donne l’invention de nouvelles contraintes, de nouvelles structures formelles ». L’esprit ne s’est donc pas modifié, seule la renommée s’est élargie. Bénabou attribue le succès actuel à « un rapport décontracté que nous entretenons au langage et à l’écriture. Nous avons désacralisé la littérature et l’écriture sans tomber dans l’esprit des chansonniers. Et de ce fait nous occupons une place particulière qui plait aux gens cultivés.» Car cet engouement, s’il est bien palpable, se fait néanmoins dans un cadre restreint, celui des amateurs de poésie et de jeux de langage qui trouvent dans la démarche oulipienne tout à la fois une dimension ludique et une réelle exigence, l’articulation du jeu à un vrai travail littéraire qui repose sur des références culturelles. Il existe donc une complicité forte entre auteurs et lecteurs oulipiens. Bénabou affirme d’ailleurs que le lecteur, « s’il n’est pas d’emblée oulipien, devrait normalement le devenir peu à peu ». Il y a une « formation préalable nécessaire » pour apprécier véritablement les productions oulipiennes, ou du moins un état d’esprit. Ces textes ne s’adressent donc pas à n’importe qui et beaucoup de gens n’aiment pas qu’on désacralise ainsi le langage. « Si nous sommes à présent devenus intouchables, nous étions très critiqués par le passé. On nous traitait d’amuseurs publics, de rigolos. On parlait à notre propos de Grenier de Montmartre. On nous reprochait de pratiquer une littérature populaire, ce qui est le contraire même de notre démarche puisque nos lecteurs doivent avoir, pour nous apprécier, un minimum de culture ». Élitistes donc les oulipiens ? D’une certaine façon sans doute. Hervé Le Tellier préfère parler d’une esthétique de la complicité ». « Lire un texte à contraintes exige un effort. C’est pourquoi il faut affirmer qu’il y a derrière tout texte oulipien le regard d’un lecteur lui-même oulipien ».

On en vient donc à la question des « contraintes » à propos desquelles Perec disait : « Au fond, je me donne des règles pour être totalement libre ». Paroles amplement commentées depuis. Les contraintes oulipiennes permettraient donc de se libérer du problème de l’expression de soi. Bénabou confirme que « dès l’origine il est vrai, l’idée de faire appel à des modèles mathématiques, à des structures, était un moyen de sortir du tête-à-tête avec soi-même qui risquait d’être lassant ». Et à propos duquel Jacques Roubaud écrit : « La contrainte était un pharmakon, un remède (remède et poison, poison aussi) à la mélancolie du roman qu’éprouve le romancier dans une époque où la répétitivité maniaque des schémas éprouvés depuis déjà au moins deux siècles engendre l’ennui profond, passion fondamentale du XXe siècle ». Il y a donc bien pour les oulipiens ce constat que depuis 40 ou 50 ans, il se publie chaque année en France 600 à 700 romans dont très peu sont réellement lisibles. Il y a là quelque chose qui cloche et le recours à la contrainte est pensé comme remède à cette littérature qui « tourne en rond et ne tourne pas rond ». Le jeu volerait ainsi au secours du je ? Bénabou soutient que « le recours à la contrainte n’interdit pas le je. Le moi s’accommode de tout, même de la contrainte. Simplement, on ne dit pas les choses directement mais au travers d’une grille ». Et il ajoute :« Quand Perec choisit la contrainte du lipogramme (texte où l’on se passe d’une lettre) ou des alphabets restreints, il choisit des contraintes qui reposent toutes sur le manque. Or le manque est le drame de Perec, manque de mère, de famille, de communauté d’identification. Le choix de cette contrainte est une façon pour lui d’être au coeur de son moi ». Y compris à son insu.

Il arrive que l’on parle des oulipiens comme de chercheurs. Car ils sont en effet de véritables explorateurs du langage, qui se sont souvent aventurés dans les espaces du « langage cuit » selon l’expression de Desnos, c’est-à-dire les clichés, expressions, formules, proverbes et dictons qui forment un véritable trésor au sein de la langue française. « J’ai trouvé dommage que ce réservoir reste figé, explique Bénabou, et j’ai emprunté la démarche de Desnos pour défiger la langue ». Cette démarche repose sur le principe de la substitution. Par exemple, partant d’un aphorisme de Klausewitz, Bénabou conserve la structure de la phrase et, en apportant un vocabulaire nouveau, fabrique quantité d’autres aphorismes. Au point d’en confier la fabrication à une machine, un programme informatique. Ce recours à la machine a de quoi troubler : peut-on ainsi mettre de côté la question du sens et explorer le langage à travers de purs exercices formels ? À quoi Bénabou répond qu’il ne s’agit pas d’être esclave de ce que l’on produit et que le sens intervient au moment de la sélection des aphorismes que l’on conservera. Mais que l’on pourra aussi faire le choix du non-sens.

L’Oulipo, qu’est-ce que c’est finalement ? Une avant-garde ? Un mouvement littéraire ? Une société secrète ? La question ne le surprend pas et Bénabou répond sans hésiter qu’il s’agit avant tout d’ « une bande de copains qui ont des intérêts communs et notamment un regard sur la littérature et le langage et le goût de l’exploration ». Nous sommes à la bibliothèque de l’Arsenal qui abrite les archives de l’Oulipo et qui leur offre un cadre de réunion. Quoiqu’ils préfèrent souvent aller au restaurant...


Publié dans l'Orient Littéraire de Février 2010.

jeudi 4 février 2010

Marie Ndiaye : la puissance et la subtilité.

Marie Ndiaye est née à Pithiviers en 1967, d’un père sénégalais et d’une mère française. Elle est la soeur de Pap Ndiaye, historien et maître de conférences à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et l’épouse de l’écrivain Jean-Yves Cendrey. Elle fait des études de linguistique à la Sorbonne et obtient une bourse qui lui permet de passer un an à la Villa Médicis à Rome. Ndiaye s’est mise à l’écriture très tôt, vers l’âge de douze ans. Elle publie son premier roman à dix-sept ans, « Quant au riche avenir », aux Editions de Minuit. « En famille » (1990) connaît un certain succès, mais la consécration vient en 2001 avec « Rosie Carpe » qui remporte le prix Femina. Si Ndiaye est surtout une romancière, elle a également écrit pour le théâtre et sa pièce « Papa doit manger » est entrée au répertoire de la Comédie Française. Elle a également écrit des nouvelles, des textes pour la jeunesse et a participé à l’écriture du scénario du film de Claire Denis, « White material ».

Son dernier roman « Trois femmes puissantes » qui vient de paraître chez Gallimard est cité comme l’un des grands favoris dans la course aux prix littéraires. Il raconte l’histoire de Norah, brillante avocate qui vit en France et qui est appelée à l’aide par son père depuis le Sénégal pour défendre son propre frère ; de Fanta dont on découvre l’histoire dans le regard de son mari qu’on suit durant une journée entière ; et de Khady, une jeune fille qui tente de quitter la misère de Dakar pour rejoindre l’Europe au cours d’un périple difficile et tragique. Le roman séduit d’emblée par son écriture maîtrisée, à la fois introspective et précise, et par l’originalité de sa composition. Ce triptyque adopte en effet une construction quasi musicale, où les trois parties sont reliées par des thèmes et des motifs récurrents. À la fin de chaque partie, un contrepoint permet de se détacher un instant de la vision du personnage principal pour aborder, ne serait-ce que de façon fugace, un autre point de vue. Nous avons pu nous entretenir avec cette romancière discrète et subtile, dont la voix s’affirme avec puissance et douceur mêlées.

Vous avez commencé à écrire très tôt, vers l’âge de 12 ans. Comment s’est fait le passage à l’écriture à cet âge-là ? Y a t-il des circonstances particulières qui vous y ont amenée ?

J’y suis venue très naturellement, de la façon dont les enfants font les choses, dans la spontanéité d’un désir. J’étais une très grande lectrice. J’ai eu envie de reproduire, de créer à mon tour l’un de ces objets qui me plaisaient tant. Cela s’est donc fait dans le prolongement de la lecture. Et c’était une chose assez habituelle, que les filles écrivent des histoires, des poèmes, un journal intime. Aujourd’hui, ça passerait peut-être davantage à travers Internet ou des blogs, mais à l’époque...

J’ai écrit de façon continue depuis l’âge de 12 ans. Vers 15/16 ans, je suis passée à des choses plus longues. Mes influences littéraires étaient très classiques, Proust et Flaubert tout d’abord, puis très vite les grands de la littérature américaine, Faulkner, Carson Mc Cullers ou Hemingway.

Votre rapport à l’écriture s’est néanmoins transformé au fil des ans, depuis « Comédie classique » où vous vous lancez comme un défi, celui d’écrire un roman en une seule phrase, jusqu’à votre dernier livre de facture plus classique.

Oui, le temps a passé. J’avais 19/20 ans lorsque j’ai écrit « Comédie classique ». J’en ai 22 de plus aujourd’hui. Donc les choses changent, la maturité vient. J’étais à l’époque très intéressée par les jeux formels d’écriture à la manière des oulipiens. Je n’imaginerai plus écrire comme ça aujourd’hui, je n’ai plus envie de jouer avec la grammaire ou la syntaxe.

Quelque chose s’est apaisé dans mon rapport à l’écriture, j’ai acquis plus d’assurance, mais surtout, plus d’expérience humaine. Les jeux d’écriture permettent sans doute de compenser le peu d’expérience de la vie. Je n’en ai plus besoin maintenant.

Vous avez écrit outre des romans, des pièces de théâtre, des livres pour la jeunesse, un scénario de cinéma ; vous avez même écrit à deux, avec votre compagnon, Jean-Yves Cendrey. Ces différents genres d’écriture correspondent-ils pour vous à des processus différents, des tempos différents ?

Ce qui est différent se situe sur le plan technique, sur le plan des contraintes qui ne sont pas identiques et qui peuvent être plus ou moins lourdes ou enfermantes. Mais le geste créatif est

le même.

Pour le cinéma par exemple, nous avons écrit à deux, avec Claire Denis mais c’était son histoire. Le cinéma impose tant de contraintes, de longueur, de composition, de dialogues, qui nécessitent un vrai travail de groupe. Ce n’est donc pas à proprement parler un travail littéraire. Mais pour toutes les autres formes d’écriture, cela procède pour moi de la même chose. Cela dit, écrire pour le théâtre m’a apporté beaucoup de plaisir. Il y a quelque chose de plus rapide, de plus simple, de moins encombré dans l’écriture d’une pièce. Je peux écrire davantage d’une seule traite.
Quant à l’écriture à deux, j’en ai fait l’expérience avec Jean-Yves Cendrey, mais nous n’avons pas écrit au même moment. Il avait écrit une sorte de « Lettre au père » inspirée de Kafka, dans laquelle un fils accuse son père de toutes sortes de maux. J’ai repris ce texte et je l’ai interrompu en de nombreux endroits pour faire intervenir la voix du père, pour permettre au père de répondre.

Une autre chose a également changé dans votre écriture au fil du temps : le recours au merveilleux, l’intervention de phénomènes étranges, extra – ordinaires, qui étaient fréquents autrefois, se sont faits plus discrets dans votre dernier livre.

Ça aussi c’est une évolution. On n’a pas envie de refaire les mêmes choses, et je ne sais pas non plus vers quoi mon écriture me mènera par la suite. En tout cas, il m’importait de rester ancrée dans la réalité pour ce dernier livre. Je ressentais que l’intervention de l’étrange ou du merveilleux nuirait à mon récit, que le poids de l’histoire s’en ressentirait. C’est surtout vrai pour la troisième histoire du livre, l’histoire de Khady.

Vous avez pourtant déclaré ne pas être à l’aise dans le réalisme. Et il subsiste dans votre dernier livre quelques éléments d’étrangeté.

En effet, je ne suis pas à l’aise dans le réalisme strict. J’essaie toujours de l’auréoler d’un peu de merveilleux. Dans ce dernier livre par exemple, les personnages sont en proie à des « démons », des forces maléfiques qui s’incarnent par moments dans des oiseaux, porteurs d’une certaine charge symbolique. Les oiseaux sont d’ailleurs comme un fil musical qui relie les trois histoires. Ils représentent des choses différentes chaque fois. Dans le premier récit, ils renvoient au père terrible ; dans le deuxième, la buse est comme l’envoyée de la femme, Fanta, qui adresserait un message à Rudy, son mari ; dans le troisième récit, ils ont une présence diffuse, jamais rassurante, sauf à la toute fin où Khady se transforme en oiseau. Et je dois dire que j’aime bien cette image de l’oiseau qui représente tout à la fois la menace de mort et la liberté sans limites.

Peut-être qu’un jour, je pourrai être dans un réalisme absolu, sans échappatoire aucune. Et j’avoue qu’en tant que lectrice, j’aime le réalisme absolu.

Un peu comme vos personnages, vous vous êtes vous-même beaucoup déplacée, déménageant souvent, jusqu’à Berlin où vous vivez aujourd’hui. À quelle nécessité cela répond-il ?

Disons qu’au bout d’un certain temps dans un lieu, nous avons Jean-Yves et moi l’impression d’avoir épuisé ce lieu. On marche beaucoup tous les deux, on parcourt à pied des kilomètres, et dans toutes les directions. Au bout d’un moment, on ressent le besoin de renouveler les promenades, les paysages, les histoires qui sont nos sources d’inspiration. À Bordeaux ou en Normandie, on est resté un certain temps quand même, on n’est pas si nomades, mais au bout de quatre ans à peu près, on a l’envie d’aller voir ailleurs. Berlin sera peut-être une étape plus longue. Nous faisons de gros efforts pour nous y intégrer, pour apprendre la langue, pour s’imprégner de la culture. Il faudra donc se laisser le temps de profiter de l’aisance qu’on aura acquise, de cueillir les fruits de nos efforts.

Revenons à votre dernier livre et avant tout à son titre qui ne peut manquer d’intriguer lorsqu’on a lu le récit ou plutôt les trois récits qui le composent. Vous parlez en effet de « Trois femmes puissantes » alors qu’on a plutôt le sentiment que ces femmes sont fragiles, désorientées, et traversent des choses très difficiles. À quoi tient leur puissance ?

Quand j’ai cherché un titre à ce livre, il m’est apparu important qu’on ne perçoive pas ces femmes comme des victimes, comme des malheureuses, mais comme des femmes certes en butte à des épreuves, surtout pour la troisième d’entre elles, mais qui, même au coeur de ces difficultés, n’ont pas de doute sur qui elles sont profondément. Elles sont certes menacées, mais il y a en elles un noyau dur irréductible. Khady par exemple est inaccessible au sentiment d’humiliation parce qu’elle ne se considère jamais comme un être inférieur, et ce même si les autres la voient comme misérable, même si elle subit des humiliations. Elles ont toutes trois en elles une sécurité quant à leur identité, et ce non seulement en tant que femmes mais en tant qu’êtres humains. Elles ne doutent jamais de leur valeur même dans les moments où cette humanité leur est déniée.

Et face à elles, les hommes font défaut. Ils sont faibles lâches, violents...

Je n’en suis pas si sûre. Rudy par exemple est un homme qui aspire à être un type bien et rien que cela en fait un homme digne de certains éloges. Il n’est pas mauvais, il a ses lâchetés, mais il a aussi ses moments de bonté. Il y a en lui cette aspiration à s’améliorer ; la vie ne lui facilite pas la tâche, mais cela suffit pour en faire à mes yeux quelqu’un de bien. De même le garçon qui vole dans le troisième chapitre : je ne sais pas si c’est un acte absolument condamnable. Évidemment, voler est mal, mais que ferait-on soi-même quand sa propre vie est en danger ?

Le père de Norah est néanmoins un père déficient. Et Rudy n’est pas vraiment à son aise dans sa relation avec Djibril, son fils. Pourquoi tant de mauvais pères, ici comme ailleurs dans votre oeuvre ?

Ils sont en effet de mauvais pères pour des raisons différentes. Le premier parce qu’il assume assez froidement le fait de ne pas aimer tous ses enfants, et même de n’en aimer qu’un et de mal l’aimer. L’autre père, Rudy, a du mal avec ça, il souffre de ne pas ressentir d’amour immédiat.

Le thème des rapports filiaux et plus généralement des rapports familiaux est pour moi une matière romanesque énorme, véritablement inépuisable. La famille est un concentré de tous les sentiments humains ; amour, haine, jalousie, ambivalence, toute la gamme des sentiments peut être explorée au sein de la cellule familiale.

Faut-il voir dans cette figure du père indigne une dimension métaphorique, une façon de parler de l’Afrique, de critiquer le pouvoir patriarcal et les abus de pouvoir de ses dirigeants ?

C’est en effet une hypothèse intéressante. Quand j’écris un roman, je ne me pose pas la question des thèmes, ou des significations de mes récits. Des choses se mettent en place sans que j’en aie forcément conscience. Je ne maîtrise pas tout, loin de là et heureusement, car ainsi, je laisse mes lecteurs libres de leurs interprétations.

Vos personnages, ici comme dans d’autres livres plus anciens, sont entre deux continents. Ils se déplacent, mais leurs déplacements sont difficiles, malaisés. Pourquoi cela ?

Parce que l’exil est une chose difficile ! Le thème de l’exil unit les trois récits de mon dernier livre. Les personnages sont tous en situation de déstabilisation ; ils trouvent là où ils arrivent un endroit décevant ou inhospitalier. J’avais en effet envie de montrer ce que vivent et souffrent ces gens qui tentent l’exil vers l’Europe, qui traversent des épreuves inimaginables d’horreur et de brutalité et qui se montrent d’une vaillance inouïe. Pour moi, ils sont vraiment des héros.

Ces personnages qui viennent à vous dans votre écriture, est-ce à partir de personnes que vous avez côtoyées réellement, que vous avez interrogées, que vous les construisez ?

Disons qu’il s’agit d’un mélange des gens côtoyés et d’autres dont je lis les histoires. J’écoute des émissions de télé-réalité, je lis énormément de faits divers, tout me sert. Je re-compose, j’utilise tout ce matériau de telle façon que personne ne puisse se reconnaître. Je n’écris la vie réelle de personne, mais je m’en inspire. Par exemple en Gironde où nous habitions, nous avions un jeune voisin cuisiniste avec qui j’ai beaucoup discuté. Cette rencontre a été une source d’inspiration déterminante pour construire le personnage de Rudy.

Est-ce que l’Afrique réelle est également une source d’inspiration pour vous, qui vous inspire certains de vos récits ?

Non, pas vraiment. Je connais très mal l’Afrique. Je m’y suis rendue en repérage il y a trois ans avec Claire Denis et auparavant, quelques fois pour des vacances, mais jamais pour plus de trois semaines de rang. Mon père est sénégalais, mais n’ayant jamais vécu avec mon père, ni en Afrique, je n’ai pas de double appartenance, de double culture et c’est un grand regret pour moi. Je n’ai vécu qu’en France et j’ai baigné dans un univers culturel qui n’était que français. C’est pourtant une si grande richesse que d’avoir une double culture !

Vous avez choisi de vivre en province ou à l’étranger, cultivant ainsi une grande discrétion, et vous tenant à l’écart des milieux littéraires parisiens. Pourquoi cela ?

Je ne vis plus à Paris depuis vingt-trois ans, moins par volonté de me tenir à l’écart, ou de cultiver un certain isolement pour les besoins de mon écriture, que parce que nous n’avions pas envie d’élever nos enfants à Paris. Je ne porte pas de regard critique sur les milieux littéraires français et je me sens des affinités avec certains écrivains tels que Laurent Mauvignier, Véronique Ovaldé, Jean-Philippe Toussaint, Pierre Michon ou Régis Jauffret que je lis avec un immense plaisir.

Il y a quelques années, vous avez déclaré dans un entretien : « J’attends de la littérature qu’elle me sorte du réel. Le réel est incompréhensible, absurde et la littérature le clarifie et le transfigure ». Diriez-vous encore cela aujourd’hui ? Attendez-vous toujours de la littérature qu’elle vous sorte du réel ?

Je ne dirais plus tout à fait ça. Presque au contraire, j’attends de la littérature qu’elle m’explique le réel, non pas qu’elle me le transmette, comme le font la télévision ou les journaux, mais qu’elle m’aide à le comprendre. La littérature peut transformer des histoires navrantes et tristes en récits, tristes encore, mais sublimés, et qui nous aident à comprendre le monde.


Entretien publié dans l'Orient Littéraire de Novembre 2009.

Trouillot : « Le seul roman qui vaille est celui de la rencontre ».

Romancier et poète, Lyonel Trouillot est né en 1956 à Port-au-Prince, en Haïti. Il publie ses premiers poèmes et textes critiques à quinze ans, dans des revues de la diaspora haïtienne, alors qu’il vit aux Etats-Unis avec sa famille. Puis c’est le retour au pays. Il a dix-neuf ans et il écrit « Dépalé », son premier recueil de poèmes en créole, en collaboration avec son ami Richard Narcisse. Ce livre à la fois contestataire et expérimental va devenir, à leur grande surprise à tous deux, un classique de la poésie créole. Depuis, Trouillot n’a cessé de s’engager dans la vie culturelle et littéraire de son pays. Enseignant à l’Ecole Normale Supérieure, co-fondateur et/ou rédacteur en chef de nombreuses revues, animateur de rencontres littéraires et d’ateliers d’écriture, éditeur au service des jeunes auteurs haïtiens, cet infatigable agitateur poursuit dans le même temps son chemin d’écriture avec une oeuvre abondante et de première importance, en créole et en français. Il est également membre du jury du prix des Cinq Continents de la francophonie et co-président de l’association Etonnants Voyageurs Haïti. Notons enfin qu’il est l’un des membres les plus actifs du collectif « Non » qui s’est créé fin 2003 au moment des événements tragiques qui ont abouti à la chute de la dictature d’Aristide, et qui reste très engagé sur le front de la résistance à la dictature et de la reconstruction démocratique. En France, son oeuvre est publiée par Actes Sud.

Il dit qu’il n’a pas souvenir de quand ou comment il a commencé à écrire, parce qu'il n'a pas souvenir de lui n’écrivant pas. Les journaux scolaires, un concours lancé par la Croix-Rouge haïtienne, des poèmes, tous les prétextes sont bons pour manier la plume. Sa mère, nous raconte t-il, ne disait-elle pas qu’il avait « commencé à mentir à l’âge de six ans » ? De son premier recueil, il dit que la posture était à l’époque iconoclaste et militante. Car comment pouvait-on se piquer d’écrire en créole, cette langue qui n’en n’était pas vraiment une ? « Tu perds ton temps » lui répète t-on. Pas tant que ça finalement, puisque « Dépalé », qui signifie déparlé, rencontre un immense écho, totalement inattendu pour lui qui en avait oublié une partie des exemplaires chez l’imprimeur. Suivra un premier roman « Les fous de Saint Antoine », publié à Port-au-Prince en 1989. Puis ce sera le début de l’aventure Actes Sud. Il aime souligner que ce n’est pas lui qui est allé vers eux mais que « ce sont eux qui sont venus vers moi ». Car il était quasiment impensable pour les écrivains haïtiens d’envoyer leurs manuscrits à des éditeurs français tant était ancrée en eux l’évidence de s’adresser à un lectorat haïtien, avec les moyens haïtiens. « Mon public favori, c’est les haïtiens. C’est du lecteur haïtien dont je me sens proche. Et quand je parle de proximité, je parle d’une relation faite tout à la fois d’affection et de colère » précise t-il. « Rue des pas perdus », son premier roman publié en France était déjà paru en Haïti. Être publié en France n’a en rien modifié la relation forte qu’il entretient avec la réalité et le lectorat haïtiens. Et c’est vrai aussi pour tous ses camarades écrivains. Pour eux tous, lorsqu’un de leurs livres parait à l’étranger avant d’être publié au pays, ils le « rapatrient » en accord avec l’éditeur étranger, c’est-à-dire qu’ils le publient en Haïti à un coût très inférieur, et accessible au lecteur haïtien dont le salaire minimum est de moins de 5$ par jour.

Il n’aime pas que l’on rappelle qu’Haïti est un des pays les plus pauvres du monde. Il concède que c’est vrai, mais ajoute que c’est simpliste. Car Haïti est surtout un pays de contrastes et d’inégalités sociales criantes. Et c’est de cela qu’il se saisit dans ses romans, non pas qu’il écrive des romans à thèses, mais qu’il aborde cette question de l’organisation sociale « parce qu’elle produit du mal vivre ».

Son rapport avec la réalité haïtienne est donc primordial. Il lui plait de dire qu’il n’a pas d’imagination et que tout ce qu’il écrit est fidèle à la réalité. Toutes les phrases qu’il met dans la bouche de ses personnages, en particulier ceux d’entre eux qui sont issus de la bourgeoisie haïtienne, il les a entendues. « Ca tient parfois du reportage. La réalité est suffisamment riche, pas besoin d’inventer ». La fiction est pour lui « une vérité de la réalité, une certaine façon d’assembler le réel dans un récit de telle sorte que le lecteur y trouve une vérité ». Il cite à ce propos « Les raisins de la colère » de Steinbeck, découvert à l’âge de douze ou treize ans et qui le bouleverse. « Ce livre m’a donné à voir quelque chose. Cette famille, sa traversée, ses souffrances, j’ai vu tout cela. Et ce que j’y ai vu est devenu tellement fort que je l’ai vécu comme quelque chose de vrai. De vrai et d’inacceptable ». Il dit que si on n’apprend pas à regarder, on ne peut pas donner à voir. Et que c’est pour cela qu’il écrit, « pour apprendre à regarder ». Il dénonce aussi le fait que certaines catégories de personnes soient peu représentées en littérature. « Le spectacle de la richesse et de l’introspection de ceux qui n’ont pas faim, tel est le sujet dominant de la littérature contemporaine ». Et lui veut montrer les autres, les exclus, les invisibles.

La question des inégalités revient sur le devant de la scène lorsqu’on aborde avec lui la question sensible des langues car tous les haïtiens n’ont pas accès à la langue française. Cet accès se fait soit par l’école où l’enseignement est aujourd’hui assuré dans les deux langues soit, pour les élites, par le milieu familial. Mais dans un pays où le taux d’analphabétisme est de 50%, on comprend que seul le créole est parlé par la majorité et que l’accès au Français est un combat. « Le bilinguisme pour moi n’est pas une tragédie mais au contraire un grand bonheur. Je n’ai aucun fétichisme de la langue. Mais il faut prendre acte d’un phénomène historique qui est le mépris des élites pour le créole. Il est donc important d’écrire en créole car tout peuple a le droit d’écrire dans sa langue. Mon rêve est que tous les haïtiens deviennent bilingues. Le Français fait partie de notre patrimoine culturel, mais il a été pris en otage par les élites ».

Trouillot écrit donc dans les deux langues. On l’interroge sur la façon dont s’opère pour lui le choix entre les deux. Il répond que c’est « le texte qui commande la langue. Il m’arrive d’en commencer un en créole et d’être rattrapé par le Français et inversement ». Ainsi « Les enfants des héros » dont il avait écrit trente pages en créole. Il s’aperçoit que ça ne fonctionne pas et peine à trouver la solution jusqu’au jour où une première phrase vient à lui en français et charrie avec elle tout le texte.

Il s’inquiète par ailleurs d’une « perte de langue », en Haïti comme partout dans le monde. Appauvrissement lexical, disparition des propositions subordonnées et simplification des structures, absence de mémoire littéraire, les manifestations de cette perte sont nombreuses, dans les médias, sur la scène politique et même dans les sphères de la culture où certains textes de rap par exemple, sont marqués par un enfermement lexical alors qu’ils se réclament d’une grande liberté d’expression.

Il déplore aussi que nombre d’individus soient placés dans des situations où ils ont accès à très peu de langage. La ghettoïsation est donc tout autant affaire de pauvreté matérielle que de pauvreté linguistique. Et elle entraîne une façon caricaturale de voir l’autre. « Certaines révoltes dans les bidonvilles manquent de langage pour se penser. Et c’est pourquoi dans mes livres, il me parait important de donner du langage à mes personnages ».

Son engagement en faveur des ateliers d’écriture part aussi de ce constat. « Je déteste l’individualisme, mais l’individualité est une chose essentielle. Et j’adore voir les gens se découvrir dans la langue, et s’émerveiller de ce qu’ils peuvent faire avec ». Se réapproprier leur individualité par l’écriture en somme.

On en vient à son dernier roman « Yanvalou pour Charlie », superbe récit polyphonique qui raconte le parcours de Mathurin D.Saint-Fort, jeune avocat dévoré d’ambition qui a gommé de sa mémoire les souffrances de son passé pour se tenir résolument du meilleur côté possible de l’existence. Mais cette amnésie volontaire chavire le jour où fait irruption dans sa vie un adolescent en cavale nommé Charlie, qui vient lui demander de l’aide. Et ce titre énigmatique prend petit à petit tout son sens. Car le Yanvalou est un salut à la terre, salut nécessaire pour garder vivant le souvenir, car on ne peut se construire dans le reniement de la mémoire et des expériences du passé, si douloureuses soient-elles. Trouillot place cette question au coeur de son récit en donnant voix à quatre personnages principaux qui ont quatre façons différentes de composer avec leur passé. Car il lui importe de réfléchir à la construction de l’individualité qui, trop souvent dans le monde actuel, « se construit dans une sorte de violence contre l’autre qui n’est pas nous, contre l’autre en nous ».

« Où trouver les ressources pour se construire avec la révolte et la tranquillité nécessaires quand on est en situation d’oppression ? » se demande t-il. L’une des réponses réside dans une relation positive aux expériences individuelles et collectives du passé, non pas qu’il s’agisse d’idéaliser ce passé et les traditions qui souvent oppriment, mais qu’il importe d’interroger ce passé sans le renier. Or en Haïti et ailleurs, « la construction de soi dans le reniement est un processus fréquent ».

Le livre est aussi une charge contre le mensonge, qu’il soit individuel ou institutionnel. Mensonge de Mathurin qui cache derrière une majuscule tout à fait chic son second prénom dont il a honte : Dieutor. Mensonge de l’aide internationale et de la coopération qui habillent de bons sentiments des systèmes d’enrichissement personnels fondés sur le malheur des autres. Mensonge enfin de la démocratie formelle, alors que les avancées politiques s’accompagnent d’une fermeture de plus en plus étanche des espaces sociaux.

Constat désespéré alors ? Certes non. Il suffit de le regarder parler avec engagement et passion, d’entendre dans sa voix autant de rire que de colère, de déceler dans sa véhémence une immense tendresse, pour savoir que Trouillot se tient résolument du côté du bonheur d’être ensemble, du côté de la rédemption.


Portrait publié dans l'Orient Littéraire d'Octobre 2009.