jeudi 8 octobre 2009

Anne-Marie Eddé : Saladin, la naissance d’un mythe.

Anne-Marie Eddé est historienne, spécialiste du Moyen Âge arabe. Directrice de recherche au CNRS, elle dirige actuellement l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (IRHT). Elle est l’auteur de travaux portant notamment sur la dynastie des Ayyoubides, fondée par Saladin, sur l’histoire de la Syrie et de l’Egypte aux XIIe et XIIIe siècles, sur l’Orient au temps des croisades (Flammarion, 2002) ou sur les Chrétiens en pays d’Islam. Elle vient d’achever une impressionnante biographie de Saladin, la première en français depuis un demi-siècle, fruit de dix années de travail, et qui s’appuie sur une multiplicité de sources connues ou inédites : chroniques, récits de voyage, lettres, poèmes, traités administratifs... Si elle s’attache à replacer ce personnage hors du commun dans son contexte, à comprendre sa conception du pouvoir et la manière dont il a fondé sa dynastie, elle entreprend surtout d’analyser les discours dont il fut l’objet du Moyen Âge à nos jours, discours qui servirent à façonner son mythe. Une entreprise exigeante et rigoureuse dont le résultat est tout à la fois accessible au non-spécialiste et passionnant, et qui permet de re-découvrir un Saladin plus complexe et plus riche que celui de sa légende occidentale ou orientale. Rencontre avec une chercheuse passionnée.

J’aimerais tout d’abord vous demander de clarifier la vocation de L’institut de recherche que vous dirigez. Pour le non-spécialiste, tout travail historique est un travail sur les textes. Quel est donc le rôle spécifique de l’IRHT ?

L’IRHT a pour mission l’étude des manuscrits de la fin de l’Antiquité à la Renaissance. Notre objectif est de trouver de nouveaux textes écrits dans les différentes langues du bassin méditerranéen (grec, arabe, hébreu, syriaque, copte, latin, roman...) et de les étudier pour les dater, les authentifier, les attribuer, les traduire, les éditer. Il peut s’agir aussi de rassembler tous les manuscrits dispersés d’une oeuvre et de les comparer pour reconstituer autant que possible le texte original. Dans le domaine des manuscrits arabes, il en existe des quantités qui dorment dans les bibliothèques. Une fois que ces textes sont édités et traduits, ils deviennent la matière première sur laquelle travaillent les chercheurs, dans toutes sortes de domaines.

Concernant votre travail tout à fait exceptionnel sur Saladin, vous écrivez que son plus beau succès fut sans doute l’image qu’il réussit à donner de lui-même. Or il était, lorsqu’il accède au pouvoir, considéré comme un usurpateur. Comment s’y est-il donc pris pour légitimer sa prise de pouvoir ?

Sa succession en effet ne se déroule pas sans mal puisque son prédécesseur, Nûr al-Dîn qui appartient à la dynastie des zenguides, avait un fils. Dans un premier temps, Saladin proclame vouloir être le tuteur du jeune prince, et ne montre aucune volonté d’accaparer le pouvoir. C’est progressivement que le renversement se produira. Dans son entreprise de légitimation d’une prise de pouvoir contestée, Saladin pourra se prévaloir d’importantes réalisations : il a prolongé l’héritage de son prédécesseur, il a unifié l’Egypte, le Shâm (qui au Moyen Âge recouvre la Palestine, la Syrie et le Liban), ainsi que le nord de la Mésopotamie sous son autorité, et surtout, il a repris Jérusalem aux Francs. Sur le plan politique, religieux et symbolique, c’est ce qui fait sa gloire. Ce qui fait sa gloire aussi, ce sont ses victoires sur l’Occident. Tout cela va le servir bien sûr, mais en même temps, il n’aurait pas réussi à atteindre une telle célébrité s’il n’y avait autour de lui un entourage qui s’attache à répandre une certaine image de lui.

Vous parlez en effet de « propagande ». Il y avait donc de véritables instruments de contrôle de l’ « opinion publique » dès le Moyen Age ?

Il y avait en effet d’une part une réelle volonté de construire de façon organisée l’image de ce souverain, et d’autre part, un certain nombre de moyens disponibles tels que les lettres aux émirs des états voisins et au calife de Bagdad, les poèmes chantant sa gloire, les traités spécialement rédigés à son intention, les inscriptions monumentales où l’on mentionne ses titres et ses actions de gloire et enfin les biographies rédigées par des proches qui ne cachent pas leur volonté de dresser le panégyrique de Saladin pour en faire le modèle du souverain idéal.

Donc on peut en effet parler de propagande dans la mesure où il y a bien un système organisé qui s’élabore pour diffuser une image.

Mais à l’inverse de ce que l’on entend par opinion publique aujourd’hui, il s’agit moins ici de convaincre la base, le peuple, que le calife sunnite de Bagdad et les élites. La propagande s’adresse avant tout aux dirigeants actuels et futurs pour les instruire de ce que doit être un bon souverain, au calife de Bagdad et à son entourage, à ceux dont on espère l’aide, à savoir les voisins qui vont envoyer des troupes et de l’argent, aux ulémas qui à leur tour convaincront le peuple d’appuyer Saladin, enfin à l’élite militaire dont le soutien est essentiel.

Vous développez également toute une analyse de la relation de Saladin à la guerre sainte, le jihad. Saladin encourageait-il ses combattants à mourir en martyrs ? Est-il lui-même avide de mourir sur « le chemin de Dieu » ?

Il est bien entendu très difficile de connaître ses intentions profondes. La plupart des textes auxquels nous avons accès sont écrits par son entourage dans un objectif de propagande que nous venons d’évoquer. Et ces textes le présentent en effet comme le chef charismatique seul capable, à cette époque, de conduire le jihad. Al-Tarsûsî, par exemple, dédicace à Saladin un traité dans lequel il reprend tous les thèmes classiques associés au jihad, celui de la pureté, du martyre source de vie et non de mort... Peut-on dire pour autant que Saladin souhaitait que ses partisans meurent en martyrs? Sans doute pas. Son objectif était plutôt de mobiliser les énergies en apaisant les craintes des combattants, de valoriser la mort si celle-ci était au rendez-vous. Je cite d’ailleurs une lettre écrite par son chancelier, al-Qâdi al-Fâdil, qui félicite son destinataire d’avoir fui devant l’offensive des Francs « car des félicitations pour avoir gardé la vie sauve valent mieux que des félicitations pour le martyre ». Un telle déclaration pouvait s’appuyer sur un hadith qui affirme que « l’encre du savant est plus précieuse que le sang des martyrs ».

A côté de l’idéologie, il y avait donc les réalités du terrain. On n’allait pas au combat pour mourir mais pour remporter la victoire.

L’une des questions à laquelle vous vous attachez dans votre travail est celle de savoir comment ce guerrier qui reprit de nombreux territoires aux Francs, finit par incarner en Occident l’idéal du chevalier chrétien, preux, généreux et magnanime. Pouvez-vous revenir sur cet étonnant paradoxe ?

Il y a là en effet un grand paradoxe. Le combat contre les Francs et la reprise de Jérusalem ont été au centre de sa vie, et voilà qu’il finit par incarner l’idéal du chevalier chrétien. Plusieurs explications possibles à cela. Tout d’abord dans son combat, Saladin a réellement privilégié la négociation et la prudence. Il a toujours fait preuve d’une grande capacité de négociation, qui lui a permis de s’emparer de villes sans combattre ni faire de victimes. Et il a fait du respect de ses engagements une véritable arme politique. C’était à la fois un trait de son caractère et la manifestation de son intelligence politique. Il a su souvent se montrer magnanime, laissant la vie sauve à ses adversaires contre le paiement d’un tribut, autorisant les épouses du roi et des chevaliers qui se trouvaient à Jérusalem à partir, libérant le roi Guy de Lusignan contre le simple serment de ne pas reprendre les armes contre lui.

Les Francs, par ailleurs, ont subi face à lui des défaites cuisantes. Comment les expliquer à une époque où l’on pense que c’est Dieu qui envoie la victoire pour récompenser vos mérites, ou la défaite pour vous punir de vos péchés ? Il valait mieux être battu par quelqu’un qui avait toutes les qualités d’un vrai chevalier plutôt que par un musulman. Cela rendait la défaite moins humiliante. Ainsi s’est construite progressivement la légende d’un Saladin adoubé chevalier, descendant du comte de Ponthieu -car il fallait qu’il eût du sang chrétien- et recevant le baptême. Le contexte littéraire de l’époque, celui de la littérature courtoise et des romans de chevalerie, a favorisé la constitution de cette légende, qui s’appuie néanmoins sur un fond de vérité.

En Orient à l’inverse, il faut attendre jusqu’au XXe siècle pour que le mythe de Saladin prenne de l’ampleur. Pourquoi cela ?

Le contexte, là encore, nous permet de le comprendre. La fin du XIXe siècle en Orient est marquée par la montée du nationalisme arabe et par la volonté de lutter contre l’empire ottoman d’abord, les forces colonialistes ensuite. On recherche dans le passé des repères, des figures qui incarnent les valeurs que l’on souhaite défendre. Et Saladin apparaît comme le personnage providentiel, unificateur des Arabes dans un contexte de désunion, sauveur de Jérusalem alors que le conflit israélo-arabe se pose avec de plus en plus d’acuité. Il est vrai que Saladin est kurde, mais il est de culture arabe, il parle et écrit l’arabe ; il est donc facile à arabiser, davantage en tout cas que le sultan Baïbars qui a remporté plus de victoires que Saladin, mais qui est perçu comme fondamentalement turc.

Il y a donc la légende dorée, mais aussi les ombres. Du côté des ombres, vous mentionnez l’incapacité de Saladin, malgré les réformes qu’il s’efforça d’introduire en Egypte, à construire un Etat. Mal bien de chez nous sans doute. Pourquoi cela ? Pourquoi cet échec ?

Il faut d’abord se rappeler qu’on est au Moyen Âge, à une époque où les Etats, au sens moderne, n’existent pas. En Occident, la notion commence à émerger, et on assiste à un début de centralisation pour accroître le pouvoir royal face à celui des grands seigneurs.
En Orient la situation est très différente.

Saladin n’est pas tant préoccupé par le développement des territoires qu’il conquiert - ou le bien-être des populations - que par sa volonté de mettre ces territoires au service de son combat contre les Francs. Il épuise les richesses de ces territoires pour financer des guerres qui coûtent très cher. Il va aussi confier des territoires à des émirs pour les récompenser de leur soutien et ces territoires échappent donc au pouvoir central et poseront par la suite de graves problèmes à ses successeurs. Et à la fin de son règne, le trésor public est totalement à sec. Son chancelier le dira : il a épuisé les ressources de l’Egypte pour conquérir la Syrie et la Palestine, puis il a épuisé les richesses de la Syrie et de la Palestine pour conquérir la Haute-Mésopotamie. C’était une sorte de fuite en avant qui explique en partie son échec.

Finalement, avec le recul des siècles et néanmoins le regard affûté de l’historienne, que faut-il retenir de Saladin ? Est-ce un personnage attachant ? Les Arabes ont-ils raison d’en faire leur « champion » ?

On s’attache forcément à un personnage lorsqu’on chemine avec lui pendant si longtemps. Une longue fréquentation peut donner l’illusion de la proximité. Mais je me méfie des certitudes. L’historien doit rester dans la nuance, rétablir la complexité là où l’on est tenté de schématiser. Je crois que Saladin a été un grand homme politique, un grand guerrier, et qu’il a su très bien s’entourer. Mais, et peut-être est-ce cela qui est frustrant, les sources ne permettent que rarement d’accéder à l’homme derrière le souverain.

Ce qui m’a le plus passionnée dans cette aventure, c’est de décrypter le discours de son entourage et d’analyser les arguments avancés pour susciter l’adhésion. Peut-être les lecteurs ne rencontreront-ils pas dans les pages de mon livre le Saladin qu’ils croient connaître, ce Saladin auréolé de légende et donné en modèle. Du moins aura-t-il gagné en complexité.

Publié dans l'Orient Littéraire d'Octobre 2008.

lundi 21 septembre 2009

François Bon : « Ecrire, c’est se rendre disponible au surgissement de l’imprévisible ».

Depuis la publication de son premier livre "Sortie d’usine (Minuit) en 1982, François Bon se consacre entièrement à la littérature avec une volonté d’explorer de nouveaux territoires d’écriture et d’ouvrir l’espace du littéraire. Aussi, il anime régulièrement des ateliers d’écriture tant auprès de publics en difficulté qu’auprès d’enseignants et d’étudiants; il a créé un des premiers sites consacrés à la littérature (remue.net) ; il anime un blog passionnant (Tiers-livre.net) ; et il travaille fréquemment en partenariat avec des photographes ou des musiciens. Son dernier livre Incendie au Hilton (Albin Michel) vient de paraître. Rencontre avec un écrivain novateur et profondément généreux.

Peut-on pour commencer revenir sur votre parcours d’écrivain ? Vous avez débuté votre vie professionnelle en tant qu’ingénieur industriel. Comment s’est fait le passage à l’écriture ?

Je n’ai pas obtenu mon diplôme d’ingénieur, ayant interrompu mes études en cours de route, mais j’ai en effet travaillé pendant 4 ans dans la métallurgie. Et un an après m’être arrêté, j’étais encore poursuivi par des images obsessives, de blessures et de peurs. Mon premier livre, Sortie d’usine, est parti de quelques nuits d’écriture où je tentais de cerner ces images. Ce travail était de l’ordre de la nécessité, de l’obéissance à une nécessité.

Pouvez-vous clarifier davantage cette nécessité d’écrire où vous vous êtes trouvé ?

Dans l’écriture, il y a des moments où l’on ne sait pas où on va. Il faut se rendre disponible, se tenir prêt. L’écriture est de cet ordre-là. On atteint des zones de tremblement et on sait qu’à cet endroit-là, quelque chose va se jouer par le langage.

Après la mort de mon père, il s’est passé la même chose. Je n’avais pas l’idée d’écrire et en même temps, j’étais traversé par des sensations physiques, l’impression que je lui touchais le visage. Et dans ma main droite, il y avait la rémanence de sensations simultanées de froid et de chaud. Il suffit de ça et on part dans l’écriture sans savoir du tout ce qu’on va obtenir. Ces expériences dont je vous parle sont des expériences d’écriture rapide, en temps limité, qui emmènent dans des zones imprévisibles. C’est la leçon de Proust et d’autres écrivains qui en parlent aussi. Faulkner par exemple dit qu’on a tous en soi un territoire particulier dans lequel il faut creuser. La difficulté, c’est de le trouver. Pour moi, ce territoire originel est indissociable de certaines images d’enfance : on habitait dans un garage et dans la cuisine, il y avait une porte jaune qui ouvrait directement sur l’atelier où travaillait mon père. Voilà, c’est mon territoire ; je n’ai pas le choix, je ne peux pas en sortir. Ce territoire prend néanmoins différentes figures. J’écoutais ce matin à la radio que deux usines allaient fermer leurs portes, dont l’usine SKF de roulement à billes à Fontenay-le-comte qui est la première usine où j’ai travaillé en 1973, et l’usine Heuliez dans l’ouest qui fabrique des véhicules industriels. C’est là que j’allais enfant, avec mon père, prendre livraison de camions. Ce sont des images très fortes de mon enfance et qui parlent de mondes finissants. Il n’y a pas de ma part de démarche volontaire mais je n’ai pas d’autre solution que de les explorer par l’écriture.

Cette veine, celle du monde industriel finissant, est en effet très présente dans votre oeuvre, à côté de deux autres thématiques, celle de la ville et celle de la musique rock.

Mais ces trois thématiques sont liées, je ne les distingue pas. Pour moi et ceux de ma génération, la répartition dans le territoire était très différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Là où j’habitais, il y avait 3500 habitants et nos enseignants habitaient là eux aussi. Mais par la suite, à chaque étape de vie, il me fallait rejoindre une ville plus grande. On s’imaginait que c’était notre propre histoire, on n’avait pas compris que ce qu’on vivait relevait de la recomposition du paysage social et urbain de la France. La ville est venue vers nous, on l’a vu se fabriquer sous nos yeux. Mon imaginaire est fait de ces images-là. Je pense toujours à la fameuse phrase de R.Barthes : « On écrit toujours avec de soi ». C’est ce « de soi » que j’aime beaucoup. Dès lors qu’on creuse en soi-même, c’est ça qu’on trouve. Travailler sur l’espace de la ville me permet de rejoindre mon propre itinéraire, et avec la musique, c’est pareil. On a vécu le passage de la radio à la TV, l’arrivée des images en couleur. Ce ne sont pas des appropriations personnelles mais des évolutions du monde. Interroger la notion d’image, de représentation, et comment elle se constitue, mon chantier sur la musique est venu de là. Ces personnages, Bob Dylan ou Led Zeppelin dont j’ai écrit les biographies, il existait sur eux une documentation gigantesque, et au milieu de tout ça, il y avait comme des trous, de petits endroits non documentés et qui donnaient lieu à des légendes, des mythes. Je me suis emparé de ces trous biographiques. Et pour ces travaux d’écriture-là, j’ai dû me poser les mêmes questions que pour mes autres livres : comment raconter, comment traiter l’épaisseur documentaire, quelle doit être la place de la fiction, qu’est-ce qu’un roman,etc.

Cette hybridation des genres est en effet très présente dans vos livres.

Non, il ne s’agit pas d’hybridation mais d’un refus délibéré de la notion de genres. C’est une notion qui n’est plus opérante si jamais elle l’a été. Bossuet, ce n’est pas de la littérature religieuse et Sévigné, ce n’est pas de la littérature épistolaire. Cette notion de genres est une commodité universitaire, qui ne rend compte, à mon sens, que d’une partie de ce qui s’est passé au XIXe siècle. Écrire sur Bob Dylan, c’est tout à la fois comprendre la ville américaine et interroger le fonctionnement du roman. Tout est lié.

Et pour ce qui a trait à votre travail sur la fermeture de l’usine Daewoo, est-ce en lien avec un engagement politique, une volonté de témoigner?

Il n’y a dans cet ouvrage aucun témoignage. Je n’ai interrogé personne. J’ai convoqué la forme journalistique de l’entretien au service d’une fiction. Il n’existait, dans le cas Daewoo, aucune archive, aucune mémoire. Quand il n’y a rien qui puisse porter témoignage, que peut-on apprendre sur ces mondes en train de disparaître ? J’ai écrit pour tenter de répondre à cette question. Et quelle que soit l’analyse politique qu’on peut en faire, et qui n’est certes pas absente, l’intention politique et la volonté de témoigner ne font pas de littérature. Il n’y a pas de littérature qui se valide sur cette volonté-là. En écriture, j’obéis à quelque chose. J’organise mon expérience du monde avec mon seul outil, le langage. L’architecture d’un texte, la construction d’une phrase qui tienne, voilà les seules questions qui vaillent.

Venons-en à votre dernier livre. Vous êtes au Hilton de Montréal pour un Salon du livre. Un incendie vous arrache à votre chambre en pleine nuit et vous en tient éloigné pendant quatre heures, en même temps que les autres clients de l’hôtel. Puis retour à la normale. Pas de victimes, juste quelques dégâts matériels, le plus parfait des non-événements en somme pour reprendre vos propres termes. Pourquoi avoir décidé d’en faire un livre ?

Si on le savait, on ne le ferait pas. Disons que dans ce livre, j’interroge le lien entre l’expérience directe et la littérature. C’est ce processus qui est l’objet de mon texte. J’ai voulu travailler sur un fragment de réel dont il ne restera rien, et ma question était : comment faire avec ça ? Avec quels discours travailler là-dessus ? Par exemple, alors que je me suis engagé dans l’écriture, je m’aperçois que le monologue intérieur ne fonctionne pas. Comment casser cette instance de discours ? Par quoi la remplacer ? Au fur et à mesure que se compose le puzzle des différentes strates de discours, on découvre qu’on se rapproche de quelque chose qui fait sens. En réalité, on s’explore soi-même. Le chantier de fouilles archéologiques, c’est moi, puisqu’il s’agit d’un roman. Beaucoup de peintres travaillent comme ça, avec des inclusions de matières différentes au sein d’une même oeuvre ; les musiciens aussi ; le « bridge » par exemple est une variation à l’intérieur d’un morceau de jazz. C’est en pensant à ça que j’ai choisi le nom de l’hôtel de Dreux au chapitre IX : le Bridge ; j’établis ainsi une analogie avec l’improvisation, si fréquente en musique. Dans l’écriture, l’improvisation, c’est ce qui se passe quand on s’est « mis à disposition », quand on s’est rendu disponible au surgissement de quelque chose de nouveau, d’inattendu. Il s’agit d’atteindre ce qu’on ne peut atteindre avec l’intention, encore moins avec l’engagement, de se laisser traverser. C’est difficile, et parfois peu plaisant. Ça casse le goût de la belle forme, de la belle phrase. Cette fibre-là a toujours existé dans la littérature, avec Artaud ou Agrippa d’Aubigné. C’est aussi ça qui se passe dans les ateliers d’écriture.

Vous voyez l’atelier d’écriture comme un espace d’improvisation ?

Une proposition d’écriture est pour moi comme une partition musicale. On la prépare, on la construit, elle mûrit tranquillement. Il faut souvent plusieurs séances pour savoir comment la mener. Puis dans cette instance collective qu’est l’atelier, ce qu’on découvre est toujours une surprise. C’est le surgissement de l’imprévisible qui fait pour moi sa force, cette espèce de mystère toujours renouvelée. Les ateliers d’écriture me mettent en permanence en contact avec ça et c’est pour cette raison que je les aime. Ils m’aident dans ma propre écriture.

Comment en êtes-vous venu à animer des ateliers d’écriture ? Comment s’est fait sentir cette nécessité-là pour vous ?

J’ai publié mon premier livre en 1982. Par la suite, j’ai continué à publier un livre tous les deux ans, à faire des émissions de radio, mais j’avais l’impression que le monde que j’utilisais dans mes livres s’était arrêté. Ce qui se passait au niveau de la ville, comment ceux qui y vivaient en parlaient, avec quels signes ils pensaient leur environnement, de tout cela je me sentais séparé. Puis un jour, on m’a proposé de travailler avec des lycéens de La Courneuve pendant une semaine. À cette époque, je ne connaissais même pas l’expression atelier d’écriture. Mais je m’étais fait la réflexion que, pour apprendre la philosophie, on la pratiquait en classe alors qu’il n’existait rien d’équivalent dans l’enseignement de la littérature. Je suis venu avec un texte de Perec et un autre de Kafka et j’ai eu envie d’explorer ce qui se passait avec ces jeunes quand on les faisait écrire. Cette exploration, depuis, n’a pas cessé. J’anime des ateliers d’écriture parce que j’aime la langue et que je peux guider les participants techniquement, dans la langue. Mon point de vue est esthétique, qu’il s’agisse de SDF ou d’enseignants. Je leur dis : voilà pourquoi ce que tu as écrit est beau. Je les guide aussi dans la réécriture, en leur conseillant par exemple des livres, des auteurs, des procédés à regarder de plus près. Après chacun fait sa route. J’estime que l’atelier d’écriture participe d’une démarche de transmission de ce qu’est la littérature et y occupe une place absolument vitale.


Publié dans l'Orient Littéraire d'Août 2009.

dimanche 20 septembre 2009

François Bégaudeau : « Le réel est le meilleur pourvoyeur d’écriture . » Portrait.

Chanteur, journaliste, enseignant, écrivain, critique de cinéma, scénariste, François Bégaudeau est tout cela à la fois, et sans doute est-il capable de nous surprendre dans d’autres rôles encore. Il endosse ces casquettes successives avec aisance, se reconnaissant davantage dans cette souplesse, dans cet éclectisme que dans l’une ou l’autre de ces fonctions. « Je n’ai pas envie d’être un pur écrivain, dit-il, ça m’angoisse. J’aime au contraire circuler dans des milieux différents, traverser les frontières parfois étanches qui séparent les différentes classes sociales ou les différents milieux professionnels en France. Cette circulation me met dans une position d’observation privilégiée, et produit des effets de réalité très intéressants, qui enrichissent ma réflexion et mon travail. » Son travail justement se nourrit de ces observations, et il a publié plusieurs ouvrages qui prennent appui sur des réalités sociales, dont « Débuter dans l’enseignement » ou « Une année en France » qui aborde des thèmes comme les banlieues, l’école, le référendum ... D’où une question qui revient souvent dans les interviews ou les articles qui lui sont consacrés, celle de l’engagement, et qui l’irrite. S’il affirme volontiers que « le réel est le meilleur pourvoyeur d’écriture », il s’agace de cette étiquette qui lui colle à la peau depuis la publication de son texte dans l’ouvrage collectif « Devenir du roman », dans lequel il pointait la réticence des écrivains français contemporains face à l’engagement. « Dans cette notion d’engagement, il y a quelque chose de volontariste qui procèderait d’une mauvaise conscience bourgeoise que je récuse. Je crois que l’on écrit sur ce qui nous touche, et je suis touché et même passionné par l’état de la société en France, comme me passionnent toutes les questions tournant autour du politique et du vivre ensemble. Mais le foot ou le rock m’ont tout autant passionné et, de cette passion aussi sont nés des livres. »

« Entre les murs » publié en 2006 et qui a obtenu le prix France Culture –Télérama est ainsi un ouvrage saisissant, une plongée dans le quotidien d’un collège durant une année scolaire. Cent trente-six jours de présence, un fait saillant par jour, les différentes scènes qui composent le livre se passent dans la salle des profs, dans le bureau du proviseur, mais surtout entre les murs de la salle de classe. Elles donnent à voir et à entendre les échanges symptomatiques de tout ce qui fait la vie des élèves au fil des jours. L’écriture de Bégaudeau se fait ici l’écho de tout ce qui se trame autour des faits de langue dans l’école d’aujourd’hui : langue académique des apprentissages ou langue orale des échanges ; langue légitime des professeurs et des institutions ou langue vivante, colorée, métissée des jeunes ; langue classique de la culture française parfois alourdie d’archaïsmes et parler « banlieues », inventif mais souvent à contretemps des usages justes : toutes ces situations d’énonciation sont abordées dans le livre, avec une attention fine aux détails, une sensibilité aux nuances dans le sens des mots, dans leurs usages, dans la tournure des phrases ou la ponctuation, et un humour qui sonne toujours juste. Plus que n’importe quel ouvrage de sociologie ou de linguistique, ce livre est un passionnant document pour qui s’intéresse au fonctionnement du langage dans le monde d’aujourd’hui et en particulier au langage des ados que Bégaudeau décrit comme « scandé, corporel, ponctué de mouvements de bras. Il se donne à voir autant qu’à entendre. »

Pourtant, même s’il a cherché à être le plus objectif possible, il y a bien un point de vue, des choix d’écriture et de composition. « Écrire, c’est pour moi rectifier une tendance majoritaire. À propos de l’école, cette tendance consiste à répéter : attention violence, et à faire le procès d’une jeunesse désinvestie. J’ai donc voulu rectifier cette image de violence et montrer une jeunesse énergique, vivante, volontaire et attachante. »

À propos de son dernier livre, quand on lui fait remarquer qu’il aurait pu tout aussi bien s’intituler aussi « Entre les murs », et qu’il ressemble au précédent dans son souci de s’intéresser au fonctionnement concret du langage, il sourit. S’il n’avait pas pensé à la métaphore carcérale pour parler de l’école, il ne s’agit plus ici de métaphore puisque c’est à Florence Aubenas qu’il s’intéresse dans « Fin de l’histoire ». Florence Aubenas, on le sait, passe cinq mois de captivité en Irak et, de retour en France, donne une conférence de presse de quarante-cinq minutes, conférence de presse qui impressionne par son souci de justesse, par son sens aiguisé de l’éthique journalistique, par sa volonté de désamorcer toutes les images faciles et convenues quant au vécu de la détention et au statut de héros moderne de l’otage. Mais Bégaudeau se dit également impressionné par les « stratégies comiques » que déploie Aubenas, par « sa gouaille féminine qui est un fait d’époque » et qui est révélatrice des changements importants qui ont affecté le statut des femmes depuis Mai 68. « L’événement de ce jour-là est qu’elle existe avec ce corps-là, ce bagout-là. Elle est une fille de Mai 68 parce que c’est vraiment une femme libre, la suprême liberté étant, pour moi, cette capacité à rire de soi y compris dans les moments les plus difficiles. Sa désinvolture est éminemment moderne. »

Bégaudeau affirme que son projet d’écriture s’est formé au moment - même où il assistait à la conférence de presse, parce qu’il avait le sentiment d’assister, ne craint-il pas d’affirmer, à une « révolution dans la geste sentimentale de l’humanité », révolution qui se marque par « la fin de la privation de parole qu’ont subie les femmes, y compris la parole comique qui ne leur appartenait pas ou peu jusque-là. »

Quant au choix du titre, il peut être compris à un double niveau. Comme se référant à la volonté de Florence Aubenas de mettre un point final à son histoire d’otage pour retrouver, autant que faire se peut, sa vie d’avant, sans se donner davantage en pâture aux médias toujours avides de sur - exploiter le drame et l’émotion. Mais également comme annonçant la fin de l’Histoire. Tout en se défendant de cette deuxième interprétation, forcément grandiloquente, Bégaudeau avoue avoir « envie de titiller les Français dans leur historiophilie maladive. La France aime beaucoup se baigner dans de grands récits, se regarder dans le mouvement de son Histoire, analyser les événements qui fondent son identité. Ici, j’introduis un changement de focale. L’Histoire continue, mais à côté du grand récit, il y a les petits récits auxquels j’ai envie de m’intéresser, il y a l’histoire des femmes. Il se passe quelque chose de ce côté-là, qui se marque dans leur corps, leur façon de parler.»

Et tout cela, a t-on envie de lui demander, tout cela fait-il un roman ? Forcément, la question lui déplait, lui qui a écrit là-dessus, lui qui est « mal à l’aise avec ce genre impossible à définir. » Il se réfère à l’expression de Marthe Robert qui en parlait comme d’un « genre cannibale. » « Tout lui est bon, enchaîne t-il, il avale tout, et c’est ce que j’aime en lui : sa souplesse, son caractère hybride, bâtard. Pourtant dans le mot roman, le public continue à entendre récit romanesque, épique. De là le malentendu. »

François Bégaudeau a créé avec une bande de copains la revue « Inculte » à laquelle il contribue régulièrement. Revenant sur le choix pied- de- nez du titre, il parle d’une envie de traiter de sujets sérieux dans une langue dédramatisée, déjargonisée, d’une volonté d’appréhender les thèmes abordés en amateur et non en spécialiste. Tout cela qui est emblématique de sa démarche car, dit-il, « le monde intellectuel a besoin de dérision. »

Bibliographie.

Jouer juste. Editions Verticales, 2003.

Dans la diagonale. Editions Verticales, 2005.

Un démocrate :Mick Jagger. Naïve, 2005.

Entre les murs. Editions Verticales, 2006.

Débuter dans l’enseignement. Ouvrage collectif. ESF, 2006.

Devenir du roman. Ouvrage collectif. Naïve, 2007.

Une année en France. Ouvrage collectif. Gallimard, 2007.

Fin de l’histoire. Editions Verticales, 2007.

Publié dans l'Orient Littéraire de décembre 2007.

vendredi 28 août 2009

Anne Wiazemsky rend hommage à ces héros si romanesques, ses parents.

Anne Wiazemsky s’est fait connaître comme comédienne dès sa dix-huitième année, tournant avec Bresson, Pasolini, Godard, Ferreri ou Garrel avant d’aborder le théâtre avec Fassbinder ou Novarina et la télévision. Elle débute sa carrière d’écrivain sur la pointe des pieds, par la nouvelle tout d’abord, (Des filles bien élevées reçoit le grand prix de la Société des Gens de Lettres en 1988) puis par le roman avec, entre autres, Mon beau navire (1989), Marimé (1991), Canines (prix Goncourt des Lycéens en 1993) ou Une poignée de gens qui obtient le grand prix de l’Académie Française en 1998.Tous ses livres sont publiés aux éditions Gallimard. Elle est par ailleurs juré du prix Médicis.

Ses romans ont souvent une dimension autobiographique. Elle y évoque ses racines familiales (elle est, par sa mère, la petite-fille de François Mauriac), ses débuts au théâtre, son enfance vagabonde ou les origines russes de son père. Son dernier livre, Mon enfant de Berlin, ne déroge pas à la règle. Elle raconte cette fois la rencontre entre ses parents dans le Berlin dévasté de l’immédiat après-guerre. Claire Mauriac est ambulancière à la Croix-Rouge, affectée à la Division des Personnes Déplacées. Yvan Wiazemsky, originaire de St Petersbourg, a émigré avec sa famille au moment de la révolution et a obtenu la nationalité française après avoir été longtemps apatride. Il est l’officier français le plus populaire du 96, Kurfürstendamm et ses talents de négociateur ainsi que sa connaissance des langues lui donnent un rôle de premier plan lorsqu’il s’agit d’obtenir le retour de prisonniers français.

Deux personnages dissemblables et qui n’auraient jamais dû se rencontrer, le décor éminemment romanesque d’un Berlin dévasté, voilà le matériau dont la romancière va faire son miel. Elle nous a accordé le premier entretien suivant la parution de son livre, soulignant avec pudeur à quel point les premiers interviews sont difficiles car elle est encore « dans la tristesse que le livre soit fini, et dans une certaine timidité de le livrer ainsi au jugement des autres » alors qu’elle n’a « pas encore trouvé les mots pour en parler ».

Pourquoi ce livre aujourd’hui ? De quelle manière en avez-vous ressenti la nécessité à ce point de votre parcours d’écrivain ?

Je ne comprends toujours pas comment un livre se décide. Presque chaque fois, ça correspond à une nécessité, mais dont la logique me demeure mystérieuse. De la même façon, je ne sais pas du tout ce que je vais écrire après. Quelque chose s’est sûrement joué dans un certain rapport avec mon livre précédent « Jeune fille ». Et il y a certainement aussi un lien souterrain à y voir avec la question de mon âge. En réalité, tout se passe comme si c’était le livre qui me choisissait et non l’inverse. Je connaissais l’existence du journal de ma mère et des lettres. J’en avait lu une partie. Pourquoi ai-je soudain eu envie d’y revenir ? Je ne sais pas mais ce que je peux affirmer, c’est que dès que je m’y suis plongée, j’ai su que j’en ferai quelque chose.

Les lettres qui ponctuent le livre, le journal dont vous donnez des extraits, sont donc bien réels. Il ne s’agit pas d’une invention d’écrivain ?

Non, rien de tout cela n’est inventé. J’ai lu, relu, classé. J’ai tout de suite senti que je tenais là une matière vraiment romanesque et j’ai éprouvé le désir très fort de restituer une parole à cette jeune femme. Pendant l’écriture, j’ai oublié qu’il s’agissait de mes parents. Ils étaient devenus des personnages et j’ai adoré être avec eux.

Le processus d’écriture est-il différent lorsqu’il s’agit d’une fiction pure ou lorsqu’il s’agit d’un texte qui parle, in fine, de vos parents ?

Je crois que le processus est le même. Pendant le temps de l’écriture, je ne me pose que des problèmes d’écriture. Ce n’est qu’après que peuvent surgir des questions telles que pourquoi s’exposer de la sorte, des questions qui ont à voir avec le dévoilement et la pudeur.

Cela dit, il est vrai que c’est la première fois que je donne la parole à quelqu’un de cette façon-là, que j’utilise des mots qui ont été réellement écrits par quelqu’un d’autre à un certain moment de sa vie. Je m’étais fait une promesse à moi-même, celle de ne pas modifier les textes, y compris lorsqu’ils étaient naïfs ou enfantins. J’ai sélectionné les morceaux, j’ai trié, mais jamais je ne me suis autorisée à réécrire. La difficulté était d’équilibrer la partie qui dit « je », c’est-à-dire celle où Claire parle, et la partie romanesque où c’est moi qui raconte.

Où donc se trouve la fiction dans ce que vous appelez néanmoins « roman » ?

La fiction se trouve « entre ». Il me manquait des pièces. Personne ne m’a raconté comment Wia a déclaré son amour à Claire par exemple. C’est grâce à ces trous que je me suis sentie libre. Je pense par ailleurs que c’est par la fiction qu’on s’approche au plus près de la vérité des êtres. Une phrase de Bresson m’a beaucoup aidée, m’a beaucoup inspirée tout au long de ce processus de création. Bresson disait : « Je vous invente, mais je vous invente telle que vous êtes ». C’est en réinventant Claire que je me suis approchée au plus près d’elle.

D’autres éléments appartiennent également à la fiction, comme le personnage de Hilde. J’en ai ressenti le besoin pour faire exister la version allemande de cette histoire. Il s’agit là d’un choix purement romanesque. Le processus d’écriture a donc consisté à tricoter des éléments de pure fiction avec ceux qui appartenaient à la réalité.

Ce n’est pas la première fois, me semble t-il, que la figure de votre mère est présente dans votre oeuvre ?

Il y a une dizaine d’années, j’ai écrit « Hymnes à l’amour », juste après le décès de ma mère. Ce livre correspondait au versant noir du couple Claire/Wia. Il y a eu donc pour moi un réel bonheur à les retrouver ici dans leur dimension solaire. Dans « Mon beau navire », elle est également présente. La figure de la mère, c’est elle. Elle est donc très présente dans mon écriture. Je ne sais pas pourquoi, et je dirai même que je n’ai surtout pas envie de le savoir. Je suis une personne plus intuitive que cérébrale...

Votre choix de titre a quelque chose de très paradoxal. L’enfant de Berlin, c’est donc vous. Vous êtes ainsi fortement présente dans le titre, mais quasiment pas dans le récit. Vous ne vous mettez pas du tout en scène en tant que narratrice par exemple, écrivant le livre, réagissant à ce que vous découvrez. Pourquoi cela ?

En effet, je n’apparais que dans la scène finale, et même cette scène, j’ai hésité à la conserver. Je n’ai pas souhaité du tout me mettre en scène. J’ai écrit ce livre pour elle et lui, et pour tous ces gens avec qui ils ont accompli ce formidable travail. Cette dimension de témoignage n’était pas présente au début. Elle s’est dessinée petit à petit, à mesure que j’avançais. Tout le monde a oublié le travail inouï de cette Division des Personnes Déplacées et j’ai souhaité le mettre en lumière et rendre hommage à ces gens, à ces filles de la Croix-Rouge, à leur courage et leur abnégation. Il y a donc quelque chose de quasi militant pour moi dans ce projet d’écriture, une volonté de lutter contre l’oubli.

Quant au titre, il s’est imposé à moi comme une évidence, et mon éditeur l’a tout de suite approuvé.

Vous mettez en scène une héroïne qui ne veut surtout pas exister comme « fille de » mais se construire par elle-même et qui y met une énergie immense. Et vous-même, comment avez-vous vécu cette filiation prestigieuse, le fait d’être « la petite-fille de » ?

Claire en effet avait une volonté farouche d’exister autrement que dans sa famille. Le sort des filles à cette époque-là, c’est comme si c’était une autre civilisation. Une fille de la bourgeoisie était appelée à rester dans son cadre familial, puis à se marier et à faire des enfants. Claire a mis toute son énergie à exister autrement et ce malgré les obstacles. Et c’est pourquoi il va falloir qu’à mon tour, je fasse de gros efforts pendant les interviews que je donnerai pour ne pas dire « maman », pour la laisser exister en tant que Claire.

Moi aussi, de la même façon, j’ai souhaité exister en dehors de cette filiation-là. Ce n’est pas pour rien que j’ai attendu 38 ans avant d’écrire. Il a fallu que je me construise d’abord une identité ailleurs pour oser écrire. J’avais une relation très forte avec mon grand-père, et je savais que j’écrirai un jour, mais les choses parfois se font autrement, de façon plus lente, plus souterraine. Dans le métier d’actrice, il y a des périodes de chômage difficiles à vivre et qui me sont devenues de plus en plus difficiles. J’ai commencé à écrire en cachette, pour sauver ma peau. C’était des nouvelles, que j’ai montrées à des amis et qui les ont proposées à des éditeurs. Les choses ont commencé comme ça. Enfant, j’avais écrit des romans plagiés sur « Le club des cinq ». Ma grand-mère me les tapait à la machine et les trouvait très bien. Mon grand-père lui, ça ne l’intéressait pas du tout. Par contre, le cinéma, que je fasse des films, ça l’épatait, il trouvait ça formidable.

Ce grand-père qui a beaucoup compté, il parait très absent dans votre dernier livre. Il intervient peu et n’écrit pas, ou très peu, à sa fille.

Il était à cette époque extrêmement occupé. La pression des événements était forte, il était pris dans la tourmente ; il était réellement happé par le politique. Et il savait pouvoir compter sur son épouse, il savait qu’elle assurait tout ce qui importait pour la stabilité, la continuité du cadre familial.

L’écriture vous a t-elle permis de découvrir quelque chose de nouveau pour vous-même au sujet du couple parental ? Est-ce ainsi que vous les perceviez avant de vous engager dans ce projet de livre ?

D’avantage que de découvrir mes parents autrement, ce livre m’a permis de leur redonner la parole. La lettre de Wia, celle qu’il envoie pour se défendre par exemple, je savais qu’elle existait mais je ne la connaissais pas, je ne l’avais jamais lue. Elle m’a bouleversée. Je l’ai reproduite sans y changer une virgule.

« Hymnes à l’amour » était né de façon différente. Il faisait suite à la mort brutale de ma mère. Dans ces circonstances, on se trouve dans l’obligation de vider un appartement, on est face à des objets, des meubles, des livres, qui racontent des tranches de vie parfois inconnues de nous. Ce qui m’a le plus bouleversée alors, ça a été le testament de mon père dont je ne connaissais pas l’existence et qui m’a fait découvrir de lui des choses que j’ignorais totalement.

Compte tenu de tout ce que vous racontez là au sujet de la naissance de « Mon enfant de Berlin », pensez-vous que le terme de « roman » qu’on voit sur la couverture soit le terme adéquat pour désigner ce livre ?

Oui, c’est bien un roman. A partir du moment où c’est la mémoire qui est sollicitée, il y a nécessairement recomposition et réécriture. C’est aussi un roman par la liberté que je prends de les présenter sous un certain angle, un certain éclairage. Il y a une réelle volonté de ma part de les mettre en valeur de cette manière-là.

Pour conclure, j’ai envie de vous demander quel regard vous portez sur la production romanesque française actuelle et comment vous vous situez au sein de cette production ?

Pour toutes sortes de raisons différentes, et entre autres parce que je suis juré du prix Médicis, je m’abstiendrai de vous répondre. Je me contenterai de vous dire que je me sens très proche de quelqu’un comme Modiano par exemple. Ou de Perec dont j’ai envie de citer une phrase extraite de « W ou le souvenir d’enfance » et qui exprime très exactement ma démarche pour ce dernier livre : « J’écris parce que nous avons vécu ensemble et que j’étais un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps. J’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture. L’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie ».

Publié dans l'Orient Littéraire de Septembre 2009.

jeudi 27 août 2009

Rawi Hage ou le roman des destins brisés.

Rawi Hage est né à Beyrouth en 1964. Il a donc connu la guerre alors qu’il était adolescent. Il quitte le Liban en 1984 pour s’installer à Montréal. Il partage actuellement sa vie entre les arts visuels - il intervient en tant que commissaire d’expositions - et l’écriture. De Niro’s game, son premier roman a obtenu de nombreuses et prestigieuses récompenses et en particulier le prix des Libraires du Québec. Analyse et rencontre avec un écrivain singulier.


Le roman de Rawi Hage se déroule pour l’essentiel dans le Beyrouth des années 80, dévasté par les bombes et livré au chaos, et plus particulièrement dans le Beyrouth chrétien. Immeubles éventrés, jeunes désoeuvrés qui se métamorphosent en miliciens assoiffés de pouvoir et d’argent facile, petits chefs de guerre en quête d’ « héroïsme » bon marché, junkies en manque de hashish ou de cocaïne, simples citoyens dont la vie se met à ressembler à un long cauchemar sans issue, le décor est douloureusement familier à tout lecteur libanais. On entre donc dans le livre à reculons, sur la défensive, avec la crainte de réveiller inutilement des fantômes (si peu) oubliés.

Bassam et Georges, les deux amis d’enfance qui occupent le devant de la scène, ne sont pas, tant s’en faut, des personnages forcément sympathiques. Dans le morceau de ville meurtrie où ils sont, comme tant d’autres, pris au piège de la guerre, ils tuent leur ennui à coups de boulots minables, de maigres larcins et de soirées ternes et trop arrosées. Rêvant de gloire et de dollars, ils mettent au point une combine pour détourner une partie de la recette des machines à sous, dans une salle où Georges travaille et qui sert à alimenter une milice. Mais ils sont happés par une autre machine, infiniment plus impitoyable et sordide, celle de la violence ordinaire et néanmoins sans concessions de la guerre au quotidien. Entre opérations commandos et expéditions punitives, provocations armées et batailles musclées, massacres de camps et fol engrenage de la vengeance, ils sont pris dans le vertige d’une (il) logique sans fin et sans espoir.

L’écriture de Rawi Hage juxtapose le réalisme le plus sordide aux envolées lyriques, et si la lecture de certains passages fait l’effet d’un coup de poing, on peut par moments être lassé par le style de la traduction française qui recourt trop souvent aux énumérations, certes ironiques, ou aux phrases longues et par moments indigestes. ( Exemple: « Cette mer emplie de larmes de pharaons, d’épaves de vaisseaux pirates, d’ossements d’esclaves, où se déversaient des rivières d’eaux usées charriant des tampons hygiéniques français » ou « Ces femmes possédaient généralement un appartement à Paris, un mari importateur de cigarettes, de conteneurs ou de pièces d’auto qui passait son temps en palabres dans des banques suisses, assis à des bureaux d’acajou massif occupés par le neveu du patron d’une chocolaterie ou le petit- fils d’un propriétaire de plantations de cacao africain sur lesquelles s’échinaient des ouvriers aux doigts meurtris, un mari qui travaillait sous un soleil ou l’autre même le samedi, même le vendredi. Ces maris-là dînaient dans des restaurants tapissés de velours... »et cela continue ainsi sur une demi page.)

Un texte courageux, qui a le mérite de regarder en face la terrible noirceur de la violence civile, qui dresse d’impitoyables portraits de toutes les trahisons, petites et grandes, provoquées par la guerre et qui ne cède pas à la tentation d’une fin plus souriante. Nulle rédemption donc. Mais on peut se demander par moments si le récit n’est pas écrit pour conforter le lecteur occidental dans la représentation nihiliste d’un monde sans espoir où tous les coups sont permis puisque toutes les idéologies sont mortes. Une lecture qui soulève donc nombre d’interrogations et qui a suscité des échanges parfois heurtés avec l’auteur.

Sur le choix du titre, Hage explique qu’il fait évidemment référence au film « The deer hunter » et à cette scène qui a tant marqué les esprits où De Niro joue sa vie à la roulette russe. Une scène qui a conduit nombre de miliciens libanais à jouer de la même façon avec la mort. « J’ai été très fortement impressionné par ce film et par le retentissement qu’il a eu. Les combattants l’ont dépouillé de toute autre signification pour n’en garder que cette scène qui semble révéler quelque chose de leur propre relation à la vie ». Cette scène devient le coeur du livre et lui donne son titre. Un choix qui souligne également « le poids des influences de la culture américaine dans cette partie du monde ».

La question du public auquel il s’adresse le met mal à l’aise. Il écrit, dit-il, pour un lecteur informé de la guerre civile libanaise et de ses causes historiques, qu’il soit arabe ou occidental. Mais son propos n’est pas d’analyser, ni de chercher à comprendre. Il souhaite simplement observer des personnages se débattre dans le chaos des conditions de vie que leur impose la guerre et son cortège de violence. « Ces personnages veulent survivre, et survivre n’est pas une question morale. Cela fait partie de la guerre de n’avoir pas le choix, de n’avoir que le choix de partir, de s’expatrier, ou celui de survivre en acceptant les règles du jeu de la guerre. Le pouvoir et l’argent ont été concentrés entre les mains d’une minorité et la seule alternative pour Georges et Bassam était de rejoindre les rangs de cette minorité ».

Hage semble blessé par le reproche que lui adressent parfois certains intellectuels arabes qui le perçoivent comme « un traître » dit-il, parce que son propos n’est pas politiquement situé, et qu’il ne pose pas la question de la signification des comportements individuels. A quoi il répond qu’il se sent parfaitement légitime de ne traiter que de destinées individuelles, et que son point de vue singulier a toute sa raison d’être : « Je traite de vies perdues, de destins ratés. Mes personnages sont des victimes. Ils sont pris au piège et ne comprennent pas ce qui leur arrive ». Il souligne également qu’il se définit plus comme « hybride » que comme Libanais, ayant vécu plus de temps à l’étranger qu’au Liban. Et qu’à l’instar de ses personnages, il est sommé lui aussi de survivre, de trouver sa voie et sa juste place dans une société qui n’est pas la sienne.

La lecture de son livre est dérangeante et il le sait. Beaucoup de ses amis n’ont pas voulu la poursuivre jusqu’au bout. Mais il faut, dit-il, faire face à ce passé et se confronter à cette violence. Le temps de l’amnésie collective est terminé et il se sent proche de nombre d’artistes, peintres, cinéastes ou écrivains, qui souhaitent comme lui gratter là où ça fait mal. « Comme en Afrique du Sud où il a bien fallu en passer par là pour aller vers autre chose, vers une réconciliation possible. Cela fait partie du travail de mémoire ».

Mais ce livre dont le thème est celui des destins brisés des individus n’a t-il pas, somme toute, une portée universelle qui déborde largement celui de la guerre civile libanaise ? Oui dit-il. « J’ai rencontré des habitants de Sarajevo qui m’ont dit à quel point ils se retrouvaient dans l’expérience que je décris. Et le monde contemporain abonde de ces exemples d’individus traumatisés par des conditions de vie dures et qui les broient, guerres, famines ou émigration forcée. Et tous sommés de survivre coûte que coûte ».

Pas de rédemption donc, mais une écriture qui se nourrit de l’énergie du désespoir.

Propos recueillis par téléphone et traduits par Georgia Makhlouf.

Publié dans L'Orient Littéraire d'Octobre 2008.

Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau : de la nécessité du poétique en temps de crise.

L’apport d’Édouard Glissant, poétique, littéraire ou philosophique est immense. Influencé depuis ses études d’ethnologie à la Sorbonne par la pensée d’Aimé Césaire, il est le fondateur de l’Institut du Tout-Monde, le père de l’idée de créolisation du monde, le penseur de l’identité multiple ou identité rhizome – concept inspiré des travaux de Deleuze et Guattari –, et son œuvre abondante est devenue incontournable. Depuis le Renaudot qu’il remporte en 1958 pour son premier roman La Lézarde, il a publié des essais, des recueils de poèmes et des textes littéraires qui ont tous trouvé un écho puissant auprès de toute une génération d’auteurs francophones. Directeur du Courrier de l’Unesco de1982 à 1988, il est actuellement Distinguished Professor au GraduateCenter de l’université de New York. Son dernier ouvrage s’intitule Philosophie de la Relation. Poésie en étendue (Gallimard).

Patrick Chamoiseau est en quelque sorte un fils spirituel d’Édouard Glissant. Prix Goncourt en 1992 avec Texaco qui remporte un succès mondial, il est un écrivain majeur de la littérature caribéenne. Inventeur d’un style linguistique original qui intègre des éléments de la culture créole, il a abordé tous les genres, théâtre, roman ou essai. Écrivain engagé, il a signé avec Glissant Manifeste pour les produits de haute nécessité ainsi que L’intraitable beauté du monde : adresse à Barack Obama. Il vient de publier chez Gallimard Les neuf consciences du Malfini.

Nous les avons rencontrés à l’occasion du festival Étonnants Voyageurs où ils ont participé ensemble à plusieurs tables rondes passionnantes. Entretien à deux voix qui, chacune avec sa singularité, dialoguent en permanence pour inventer et bousculer, pour surprendre et interroger.

Édouard Glissant, il y a un fil rouge dans votre activité d’écrivain, qui consiste à penser ce que vous appelez une « littérature-monde » ; vous avez également pris l’initiative de créer l’Institut du Tout-Monde, lieu de rencontres et d’échanges pour donner à voir, sans la lisser, la diversité du monde. Pouvez-vous revenir sur cette notion, centrale dans votre œuvre, du Tout-Monde ?
É.G.
Pour tout écrivain, il existe un espace constitué de son lieu, celui où il est né et où il a grandi, ou celui où il a choisi d’habiter ; autour de ce lieu, il y a l’espace du monde. Un écrivain n’a pas de raison d’écrire s’il n’établit pas de relation entre son lieu et le monde.

Dans les cultures occidentales, le lieu a joué un rôle primordial en raison de la nécessité de renforcer les nations, puis les États-nations ; cette nécessité a eu pour conséquence que le monde a été habité de deux manières : une manière absolument terrible liée à l’aventure coloniale, et une manière poétique, associée au rêve d’un ailleurs tel qu’on le rencontre chez Rimbaud, Mallarmé ou Apollinaire.

Aujourd’hui, le monde qui est toujours le terrain de puissances prédatrices est devenu inextricable, et cela crée des conditions nouvelles pour l’écriture. Cet inextricable, ce tremblement, cette opacité du monde sont des conditions dont il faut se débrouiller, et cela est difficile mais exaltant. C’est là que cette notion du Tout-Monde s’impose. Elle renvoie tout à la fois à la totalité du monde et à la nécessité où nous nous trouvons de l’aborder de manière nouvelle. Il nous faut non seulement habiter le monde, mais également le percevoir poétiquement. La poésie du monde est, à mon sens, le degré le plus haut de la littérature. C’est lorsque j’ai compris cela que la notion du Tout-Monde s’est imposée à moi, notion à la fois obscure et illuminatrice.

Lorsqu’on parcourt en parallèle vos ouvrages à tous deux, on est frappé d’y trouver comme une correspondance intime. Peut-on penser par exemple, Patrick Chamoiseau, que votre dernier livre serait comme une fable qui se proposerait d’incarner cette notion du Tout-Monde ?

P.C. Lorsqu’on regarde l’œuvre de Glissant, on ne sait pas où la classer. On ne sait pas s’il est romancier, philosophe ou poète. Il est un esprit créateur et moi, tout ce que je lis d’Édouard, je le lis en créateur. Je n’exerce aucune activité critique, j’essaie de me nourrir. J’ai eu la chance de découvrir l’œuvre d’Édouard Glissant très tôt. Il est vrai qu’elle a d’abord suscité mon rejet et ma colère ; je n’y comprenais rien, son esthétique me paraissait inabordable. J’y suis revenu avec la maturité. Soleil de la conscience en particulier m’a permis de saisir que l’apport fondamental de la littérature, c’est de nous permettre de vivre notre individuation à l’échelle du monde. Dans les Antilles par exemple, nous avons beaucoup de mal à comprendre qui nous sommes. Mais paradoxalement, c’est en plongeant dans la mosaïque de la créolité que l’on s’ouvre au Tout-Monde. La complexité de la totalité-monde est présente dans l’infiniment petit. Il nous faut donc sortir des verticalités orgueilleuses et se rapprocher d’une esthétique du Tout-Monde davantage par l’économie, la précision et la modestie que par la profusion. C’est cela que j’ai tenté de faire avec Le Malfini.

Glissant parle en effet de « l’infini détail », et vous suggérez que c’est par l’infiniment petit que l’on peut s’approcher d’une « esthétique du Tout-Monde »...

P.C. Le Malfini a du mal à faire le lien entre lui et l’infiniment petit, qu’il s’agisse d’un insecte ou d’une fleur des champs. Les grandes civilisations, elles aussi, ont du mal à faire le lien entre leur éclat, leur richesse et une langue méconnue parlée par un petit groupe humain. Alors que lorsqu’on rentre dans un processus d’appauvrissement des langues, toutes les langues s’appauvrissent simultanément. C’est un rapport à l’écologie, à la diversité, à la fluidité du vivant. Édouard dit qu’aucune langue ne peut se sauver seule. De la même façon, le Malfini comprend que son sort est lié à celui de la fourmi ou de l’abeille. Nous sommes sur le bateau du vivant, tous ensemble sur le même bateau et donc reliés. Toutes les vies se tiennent, nulle n’est centrale, plus digne, plus importante. Elles se lient, se relient, se relaient et se relatent avec les mêmes couleurs.

Vous parlez tous deux beaucoup d’esthétique. N’est-ce pas plutôt d’une éthique qu’il s’agit ?

É.G. Face à la complexité du monde, nous pouvons légitimement opposer aux grandes civilisations somptueuses de l’Europe avec leur prétention à la vérité absolue – prétention qui a donné naissance à des œuvres extraordinaires, mais également à des massacres sanglants – une énergie du vivant, un mouvement fondamental du vivant. Malgré la pauvreté, les guerres, les tentatives d’accaparement des richesses par certains pays au détriment d’autres, il y a une jubilation de l’énergie du monde. Cette énergie s’oppose à l’idée d’une vérité absolue. Il y a pour nous des vérités et non une vérité absolue qui intéresserait la totalité des peuples du monde. L’individu, où qu’il soit, doit aujourd’hui reconstruire son rapport au monde. Il n’a aucun moyen de le faire hors d’une poétique, d’une intuition, ou plutôt d’une triple intuition, celle de son rapport à lui-même, à autrui et au monde. Le recours à l’idéologie pour construire ce rapport au monde est voué à l’échec ; il est le symptôme de la solitude dans laquelle sont lâchés les individus, de leur abandon depuis que les structures traditionnelles qui les protégeaient sont menacées .

P.C. Pour rebondir sur ce que vient de dire Glissant, j’aimerais ajouter que la littérature contemporaine doit avoir une dimension fondatrice. Elle a un rôle à jouer, celui d’aider les individus à construire leur architecture de valeurs. Le monde subit la pression des valeurs standardisantes et, face à cela, le poétique est nécessaire. Le poétique permet de vivre la complexité, de rentrer dans une pensée du tremblement, d’accepter de ne pas être dans la certitude. Il y a chez Glissant une phrase très forte et très éclairante pour moi : « Rien n’est vrai, tout est vivant ». J’aime l’idée de la nécessité de s’accommoder de l’incertitude, de l’angoisse, du tremblement du monde, tout cela qui existe déjà dans le vivant. Même la science doit rester disponible pour l’obscur et l’inexplicable et accepter que la vérité soit provisoire et non définitive. À mon sens, le terrorisme est une forme de résistance qui n’a pas su s’accommoder de la complexité, de l’incertitude, et rester du côté de la beauté.

Esthétique tout à l’heure, beauté à nouveau ; à l’évidence, cette notion du beau ne doit pas être entendue dans son sens habituel.

É.G. La beauté, ce n’est pas le beau. Il y a dans la beauté une dimension peu évidente. Je dirais qu’elle est le point où des différences s’accordent, et non le point où des semblables s’harmonisent. La beauté est toujours imprévisible ; elle ne réside pas dans la reproduction du même.

P.C. À l’inverse du beau qui est du côté de la norme, la beauté est toujours neuve, elle crée toujours du nouveau. Quand une nouvelle beauté surgit, elle nous bouleverse forcément parce qu’elle réorganise toute la perception que nous avons des choses. Chaque œuvre majeure redistribue les cartes, modifie notre façon de percevoir la beauté. Elle crée un traumatisme, une onde de choc, un déploiement horizontal, dans le sens que beaucoup d’œuvres seront inspirées par ce surgissement de beauté. Une nouvelle esthétique se développe, entre terreur et fascination.

Il y a dans votre œuvre à tous les deux des ouvrages qui sont le fruit d’un long mûrissement, et d’autres qui semblent écrits dans l’urgence, pour réagir à chaud à des événements. On peut citer Manifeste des produits de première nécessité qui fait écho aux récents soulèvements en Martinique, ou L’intraitable beauté du monde : adresse à Barack Obama. Y a-t-il une frontière qui sépare l’engagement de l’écrivain et le reste de son œuvre ?

É.G. Sur ce point, c’est Chamoiseau qui doit répondre car c’est lui l’activiste. Cela dit, j’ai toujours pensé que l’écriture était vaine si elle ne savait pas s’ancrer dans le monde. S’agissant d’Obama par exemple, il m’a paru fondamental de se mobiliser pour expliquer ce qui était en jeu. Dans mon entourage, j’étais frappé de ce que les Noirs ne le trouvaient pas assez noir quand les Blancs le trouvaient trop noir. Il fallait absolument accompagner et favoriser ce moment de changement des intuitions et des sensibilités, tant aux USA que dans le reste du monde. L’élection d’Obama est pour moi une expression majeure de la créolisation du monde ; pour la première fois, le couple maudit noir/blanc est arraché à sa solitude acharnée puisqu’Obama est lui-même à la fois noir et blanc. Le vieux réflexe du face-à-face noir/blanc est fini.

P.C. Je crois aussi que nous faisons le monde que nous vivons. Lorsqu’un événement surgit, nous avons besoin d’interprétation. Il ne faut pas laisser le monopole de la lecture de l’événement aux économistes, il faut s’en emparer. L’économie est devenue dominante, elle a phagocyté le politique qui a disparu. Le poétique est notre principal moyen de reconstruire notre rapport au monde ; c’est ce qui nous permet de vivre la complexité et d’agir. Car il nous faut non seulement habiter le monde, mais être capable de le percevoir poétiquement.

Peut-être faut-il revenir ici sur une réflexion que vous menez tous deux dans vos ouvrages, celle qui concerne la notion d’identité et que vous n’abordez pas de façons tout à fait analogues.

É.G. La notion même d’identité a longtemps servi de muraille : faire le compte de ce qui est à soi, le distinguer de ce qui tient de l’Autre, qu’on érige alors en menace illisible, empreinte de barbarie. Le mur identitaire a donné les éternelles confrontations de peuples, les empires, les expansions coloniales, la traite des nègres, les atrocités de l’esclavage américain, et tous les génocides.

Je me suis inspiré de l’image développée par Deleuze et Guattari pour formuler la notion d’identité multiple ou d’identité rhizome. Chez Deleuze et Guattari, on trouve l’image de la racine unique qui tue autour d’elle ou de la racine multiple dont les éléments se renforcent mutuellement. J’oppose donc l’identité à racine unique et l’identité rhizome, celle des peuples métissés, en lien avec le phénomène de créolisation.

P.C. Si je me reconnais parfaitement dans toute la conception de la créolisation qu’on trouve chez Édouard, je crois néanmoins que les enjeux de la recherche identitaire ne doivent pas être négligés. Si l’on pense à ce qui s’est passé en Martinique par exemple, on voit une culture populaire, une philosophie de l’existence, apparues dans les plantations esclavagistes mais rabotées par la culture française. Il y a donc un risque de perte de cette culture. Il nous est donc apparu nécessaire de procéder à l’inventaire de cette culture, non pour s’y enfermer, mais pour prévenir sa disparition. Cela ressemble donc à la démarche identitaire traditionnelle, mais cela s’en différencie aussi.

Édouard Glissant, vous parlez de votre rapport au temps comme d’un rapport « concassé », d’un rapport non occidental à la temporalité. Pouvez-vous clarifier cette notion qu’on retrouve dans nombre de vos textes ?

É.G. Dans tous mes romans, il y a une recherche de la mémoire et d’une conception du temps. Dans son œuvre, Proust construit une cathédrale temporelle. Sa mémoire remonte de manière harmonieuse et continue jusqu’aux principes premiers de la société. Pour nous Antillais, la colonisation nous a coupés de notre mémoire temporelle. Il serait absurde de tenter de retrouver une temporalité fluide et harmonieuse. Nous n’allons pas à la recherche du temps perdu parce que ce temps, nous ne l’avons jamais possédé pour le perdre. C’est un temps éperdu. Nous ne pouvons pas construire de cathédrale temporelle. Nous ne pouvons que sauter de roche en roche. Nous pouvons rattraper un temps à soi, mais de manière fragmentée seulement. Nous sommes forcément dans la complexité temporelle.

J’ajouterai qu’il nous faut avoir une vision prophétique du passé, non pas une vision qui détermine le présent, mais une vision qui ouvre à tous les présents possibles. Il nous faut dépasser l’analyse historique, nécessaire mais non suffisante. Il ne s’agit pas de mettre en cage le passé pour décider de l’avenir, mais de prendre en compte l’incertain du passé pour penser l’avenir.


Publié dans l'Orient Littéraire de Juillet 2009.

Sylvie Germain : rendre compte de l’inaperçu du monde.

Née en 1954 à Châteauroux, Sylvie Germain a suivi des études de philosophie en Sorbonne avec Emmanuel Levinas qui exercera une influence durable sur sa pensée. Après son doctorat et quelques années au ministère de la culture, elle passe sept ans à Prague en tant que documentaliste et enseignante. Elle vit aujourd’hui à Angoulême. C’est Roger Grenier qui lui met le pied à l’étrier en éditant chez Gallimard en 1985 son « Livre des nuits » qui bouleversera les lecteurs et lui assurera d’emblée une communauté de fidèles inconditionnels. Suivront de nombreux romans souvent couronnés de prix, dont le Femina pour « Jours de colère » en 1989 et le Goncourt des Lycéens pour « Magnus » en 2005. Mais S.Germain s’est également intéressée très tôt à la mystique chrétienne et a régulièrement publié, parallèlement à son oeuvre romanesque, des essais sur la spiritualité et l’art. Son oeuvre est traduite dans une vingtaine de langues et fait l’objet de thèses et de colloques universitaires.

« Ecrire, dit-elle dans Magnus, c’est descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre à écouter la langue respirer là où elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois au coeur des mots ». C’est dans cette qualité de silence, dans cette posture d’extrême densité de la concentration que lui viennent des personnages, « à l’improviste et par effraction » qui vont durablement imposer leur présence et auxquels il faudra donner une vie textuelle. Dans son dernier livre « L’inaperçu » (Albin Michel) son personnage est un drôle de Père Noël qui va durablement bouleverser le destin d’une famille. Roman qui questionne les origines et la construction de soi, qui croise les drames de l’Histoire et les tragédies individuelles, « L’inaperçu » est un texte d’une grande beauté qui, au-delà de la noirceur des événements traversés, s’achève sur une percée, un apaisement, une illumination.

Je voudrais commencer cet entretien en vous interrogeant sur le beau titre de votre livre, « L’inaperçu ». Renvoie t-il au personnage principal, Pierre, ou plus globalement au fait que tant de choses dans nos vies nous restent inaperçues, incomprises ?

J’avais tout d’abord envisagé un autre titre : « Arborescence ». Mais il n’a pas convaincu autour de moi. On l’a trouvé trop poétique, ou au contraire, certains déploraient le fait qu’il pouvait renvoyer au vocabulaire informatique. Il ne faisait pas l’unanimité. Pour moi, je trouvais qu’il était en adéquation avec ce que je souhaitais raconter, à savoir l’histoire d’une famille, avec son arbre généalogique qui n’est jamais quelque chose de lisse, de droit, mais au contraire souvent tortueux, rhizomatique. Mais j’y ai renoncé.

Le titre retenu fait référence à la démarche d’un peintre auquel je suis très sensible, Rothko. Son travail est une fenêtre ouverte sur le monde, sur l’inexploré du monde, sur un « inaperçu » qu’il s’est appliqué à rendre discernable, sensible. Dans mon roman, il s’agit de l’inaperçu de drames, de destins qui passent et aussitôt s’effacent sans laisser de traces, engloutis par les guerres, les révolutions, l’obscur du monde, l’indifférence.

Je crois que le travail de tout artiste consiste en cela : rendre perceptible, sensible, ce qui est dans le monde, ce que les autres et soi-même recelons, mais qui reste inaperçu faute d’attention, de sensibilité, et aussi par peur, par honte.
Ce terme a également beaucoup de sens dans une pensée religieuse. Mais ça, je ne m’en suis aperçue que par la suite. La trace du divin en l’homme reste souvent inaperçue, quand elle n’est pas niée, refusée. Ce qui souligne à quel point il y a proximité entre travail artistique ou intellectuel et travail spirituel.

Votre livre a en effet pour sujet l’histoire d’une famille et il y a une question qui revient souvent sous votre plume : « Où et quand commence une famille ? » J’ai envie de vous renvoyer l’interrogation.

Je n’en sais rien vraiment, car c’est si différent pour chaque famille - selon l’histoire de chacun, son enracinement accepté ou pas, ses origines généalogiques établies ou non, dont il arrive que l’on soit fier parce qu’elles sont honorables, ou dont au contraire on a honte. Parfois encore cette mémoire est floue. Mais quoi qu’il en soit, la mémoire des générations passées influe sur la vie présente des familles. La dimension biologique n’est évidemment pas suffisante pour définir ce qu’est une famille. On assiste actuellement en Occident à une transformation profonde de la famille.

Ce qui m’intéresse, ce sont les familles élargies, souples, avec des membres extérieurs qui parfois s’y greffent et qui la transforment de façon importante, à l’instar du personnage de Pierre dans mon dernier roman, alors que certains de ses membres biologiques restent transparents, n’imprimant que très peu de marque, de relief.

Cela me fait penser à une phrase du Christ dans les Evangiles, déclarant à ceux qui lui annoncent que sa mère et ses frères sont là, dehors, et le demandent, alors qu’il est en train de parler à une foule : « Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ? Quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux m’est un frère et une sœur et une mère. ». Il instaure ainsi une nouvelle idée de la fraternité, il fait voler en éclats les définitions traditionnelles, biologiques, claniques, il ouvre la famille sur un espace beaucoup plus vaste, vivace.

Vous en avez parlé d’entrée de jeu en évoquant le premier titre envisagé pour votre livre, vous y êtes revenue en parlant d’arbres généalogiques, vous incluez en ouverture de vos chapitres des citations qui parlent d’arbres, vous créez le beau personnage de Marie à qui on demande ce qu’elle veut faire plus tard et qui répond qu’elle veut devenir un arbre. Pourquoi cette récurrence du thème de l’arbre ?

J’ai une grande passion pour les arbres. J’aurais voulu moi-même devenir un arbre en grandissant, mais un arbre qui marche ! Et vous avez de la chance d’avoir, sur le drapeau de votre pays, un arbre. Je n’aime pas les drapeaux, mais le vôtre est très beau grâce à la présence du cèdre.

L’arbre, ce sont des racines, mais c’est surtout cette belle figure de la croissance. Et des excroissances. Le dépérissement d’une branche ou d’un arbre entier peut être compensé par la naissance d’un autre arbre, par le biais de rejets, de rhizomes.

L’arbre, c’est aussi la graine, la sève, la fleur et le fruit, et le bois – du berceau au cercueil en passant par la maison, la table, la toiture…C’est extraordinaire tout ce que les arbres nous donnent, tout ce qu’ils nous permettent de faire, bâtir, de voguer, se chauffer... Peut-être mon prénom me prédestinait-il à aimer les arbres de la sorte ?

Vous avez fait référence à Rothko et vous le citez dans votre livre lorsqu’il dit : « Les tableaux doivent être miraculeux. A l’instant où l’un est achevé, l’intimité entre la création et le créateur est finie ». Vous dites vous-même que vous ne relisez jamais vos livres.

C’est vrai. Quelle que soit la valeur d’une oeuvre, à l’instant où un travail artistique est fini, tout ce qu’on a voulu y déposer, conscient ou inconscient, est là. Mais on n’y est plus. On doit se retirer pour être disponible à autre chose. L’œuvre doit rester libre, ouverte. Un auteur doit évidemment répondre de son travail, le porter, le défendre si besoin est. Mais non l’occuper complètement. Certains créateurs veulent contrôler toutes les interprétations de leurs oeuvres, tout maîtriser. Ce faisant, ils les étouffent.

Il existe un très beau texte dans la mystique juive qui raconte de quelle façon, une fois la Création mise en place, Dieu se retire pour qu’une histoire advienne dans le monde, que la liberté des hommes s’y déploie.

De la même façon dans une famille, si les parents ne savent pas se retirer pour laisser les enfants faire l’exercice de leur liberté, quels que soient les risques encourus, ils les empêchent de se construire.

Ce que vous dites fait écho à un beau texte de Blanchot reprenant le mythe d’Orphée et Eurydice, et dans lequel il dit qu’il ne faut pas se retourner sur une oeuvre sous peine de la tuer.

En effet la nostalgie ou la complaisance nous font parfois nous retourner. Il existe là encore un beau texte biblique à ce sujet. La femme de Loth se retourne sur la ville qui brûle et elle est pétrifiée. Elle n’accepte pas la perte, la mise à distance. Orphée lui aussi se retourne trop tôt. Il cède à l’angoisse, à l’impatience, il ne fait pas confiance à la parole qui lui a été donnée.

Un autre parallèle me semble intéressant à établir entre votre démarche et celle de Rothko. A une admiratrice sensible à la force contemplative exprimée dans ses peintures et qui pensait qu’il devait être « mystique », Rothko avait répondu : « Pas un mystique. Un prophète peut-être ; mais je ne prophétise pas les catastrophes à venir. Je me contente de peindre celles qui sont déjà là ». Peut-on dire qu’à travers votre oeuvre et cette façon qui est la vôtre de revenir sans cesse sur des événements historiques violents et douloureux, vous cherchez également à être un prophète du présent ?

Cette phrase de Rothko a beaucoup de sens pour moi et peut-être est-ce que je lui prête un sens qui déborde celui auquel il pensait. Mais je m’en sens très proche. Soyons néanmoins vigilants avec le terme « mystique » utilisé à tort et à travers. Une erreur d’appréciation conduit souvent à y voir quelqu’un qui est coupé de la réalité. Or les mystiques ne sont pas coupés du réel, loin de là. Ils sont bien au contraire enracinés dans le réel et c’est ce qui leur permet finalement de tendre vers le ciel. Comme les arbres somme toute. Et voilà que nous y revenons. Mais c’est justifié : dans les iconographies juive et chrétienne, il existe des représentations de mystiques sous la forme d’arbres inversés, branches vers le bas, racines projetées vers le ciel.

Et vous faites néanmoins un travail sur ces « catastrophes du présent » ...

Oui, en effet. Cela dit, il y a méprise, le plus souvent, sur ce que sont les prophètes et quel est leur rôle. Les prophètes ne sont pas des devins lisant dans l’avenir, ni des imprécateurs obstinés, ils disent juste ce qui risque d’arriver si on ne change pas de comportement. Ils ont un amour – très contrarié ! – pour leur peuple, un souci des autres, une connaissance profonde des mécanismes qui régissent les événements du monde et ils disent : attention ! Ils nous mettent en garde.

Et vous souhaitez aussi, à travers votre oeuvre, alerter ?

Je n’ai jamais l’idée de délivrer un message, je n’ai pas cette prétention. Lorsque j’écris, je questionne et j’exprime ce qui me tourmente, j’explore l’humain – travail sans fin…

A travers l’écriture, je crois que l’on se met à l’écoute des questions qui sont en nous, que l’on s’arrête pour réfléchir et mettre en mots ce qui nous hante.

On peut noter dans votre oeuvre en général, et également dans ce livre, la mise en scène récurrente de personnages vivant en marge de la société. Et parallèlement, l’importance du thème de l’effacement, de la disparition progressive des êtres, des choses, de la mémoire.

Je suis très intriguée, et souvent bouleversée par les personnes échouées à la marge de la société, et qui disparaissent parfois sans laisser de traces. Le journal La Croix édite tous les ans une liste de personnes mortes dans la rue pendant l’année écoulée. Il y fait figurer leurs noms et prénoms, parfois leur surnom et leur âge. Souvent les âges sont indiqués de façon approximative : on écrira quarante ou cinquante ans environ. Si le surnom est « Momo », cela peut valoir pour Mohammed ou pour Maurice, la rue efface les différences d’origine.

Cette liste m’émeut profondément. La dernière fois que je l’ai lue, j’ai constaté que j’avais atteint l’âge du plus âgé d’entre ces disparus. Disparus en laissant cette seule trace : un nom sur une liste.
Ce n’est pour moi ni un choix ni une revendication, mais je suis touchée. Je ne fais pas partie de ce monde des exclus, certes, et on ne peut pas tricher avec ça. Mais ces destins inaboutis, ces vies naufragées retiennent davantage mon attention que d’autres thèmes, que d’autres existences plus remarquables, plus aisées, voire glorieuses. Question d’intérêt et d’affinité.

Je ne sais jamais à l’avance quel roman je vais écrire. C’est chaque fois une improvisation totale. Mais le thème de l’effacement prend de plus en plus d’importance. Et finalement ce titre, l’inaperçu, y fait aussi référence.

A plusieurs reprises durant notre entretien vous avez cité des textes religieux. Et votre oeuvre est souvent parcourue par la question du religieux et de la spiritualité. A quoi cela tient-il ?

Je suis issue d’une famille catholique mais l’enseignement religieux que j’ai reçu a été de faible qualité et peu structuré. A l’adolescence, j’ai été en crise et me suis posée beaucoup de questions, puis je me suis détournée de la pratique religieuse, comme cela arrive à beaucoup de personnes. Et j’y suis revenue.
Mais toute ma vie, j’aurai été taraudée par ces questions. Je n’ai pas eu de révélation. Toute

ma vie adulte, les choses se sont passées, et continuent à se passer, comme dans un phénomène de marée : il y a des moments où la mer est haute, des moments où elle est étale, d’autres où elle se retire, parfois très loin, très bas, et très longtemps. C’est donc un « ressassement » permanent de ces questions, pour reprendre un mot de Blanchot, dont il s’agit pour moi. Je n’écris pas ‘dessus’, mais plutôt ‘autour’, et en zigzags. Je lis les Evangiles, mais assortis de leurs racines, c’est-à-dire de l’Ancien Testament qui les éclaire. Et je regrette au passage que l’Islam renie trop souvent ses racines juives.

Parlons à présent de votre rapport à l’écriture. Dans votre livre « Les personnages », vous dites : « Il nous faut réapprendre à écrire » ; et « On doute de tout (...). le doute entre en expansion, il finit même parfois par atteindre le langage (...). Toute écriture est soumise au doute. Un doute qui peut se faire démesuré, accablant ». Ces paroles traduisent-elles la réalité de votre rapport à l’écriture ?

Le grand danger pour tout artiste est de ne plus être dans le doute, de s’imaginer avoir acquis suffisamment de maîtrise et de ne plus se remettre en cause. Cette attitude est aussi grave dans le champ de la création que dans celui de la foi et de l’amour. Accepter les moments de doute et de questionnement est fondamental dans le couple, de même qu’est fondamentale la nécessité de la reconquête de l’autre. Il en va de même dans l’écriture. Je suis pour chaque nouveau travail dans le doute, et même parfois dans la panique. Je doute de moi, de ma capacité à écrire quelque chose de neuf, ou du moins de ma capacité à trouver une manière neuve de dire ; je doute de mon inspiration, de mon souffle, de ma parole.
Et à nouveau je pense à l’une des phrases clés de l’Evangile à mon sens. C’est cet homme qui vient vers Jésus pour qu’il sauve son serviteur malade qui va mourir. Il dit : « Seigneur j’ai foi. Viens en aide à mon peu de foi ». Phrase étonnante et paradoxale qui semble dire une chose et son contraire. C’est l’une des phrases les plus fortes concernant la foi humaine. On espère croire, on a besoin de soutien dans cette espérance de foi. On ne peut que dire : je crois que je crois.


Publié dans l'Orient Littéraire de Septembre 2008.