vendredi 28 août 2009

Anne Wiazemsky rend hommage à ces héros si romanesques, ses parents.

Anne Wiazemsky s’est fait connaître comme comédienne dès sa dix-huitième année, tournant avec Bresson, Pasolini, Godard, Ferreri ou Garrel avant d’aborder le théâtre avec Fassbinder ou Novarina et la télévision. Elle débute sa carrière d’écrivain sur la pointe des pieds, par la nouvelle tout d’abord, (Des filles bien élevées reçoit le grand prix de la Société des Gens de Lettres en 1988) puis par le roman avec, entre autres, Mon beau navire (1989), Marimé (1991), Canines (prix Goncourt des Lycéens en 1993) ou Une poignée de gens qui obtient le grand prix de l’Académie Française en 1998.Tous ses livres sont publiés aux éditions Gallimard. Elle est par ailleurs juré du prix Médicis.

Ses romans ont souvent une dimension autobiographique. Elle y évoque ses racines familiales (elle est, par sa mère, la petite-fille de François Mauriac), ses débuts au théâtre, son enfance vagabonde ou les origines russes de son père. Son dernier livre, Mon enfant de Berlin, ne déroge pas à la règle. Elle raconte cette fois la rencontre entre ses parents dans le Berlin dévasté de l’immédiat après-guerre. Claire Mauriac est ambulancière à la Croix-Rouge, affectée à la Division des Personnes Déplacées. Yvan Wiazemsky, originaire de St Petersbourg, a émigré avec sa famille au moment de la révolution et a obtenu la nationalité française après avoir été longtemps apatride. Il est l’officier français le plus populaire du 96, Kurfürstendamm et ses talents de négociateur ainsi que sa connaissance des langues lui donnent un rôle de premier plan lorsqu’il s’agit d’obtenir le retour de prisonniers français.

Deux personnages dissemblables et qui n’auraient jamais dû se rencontrer, le décor éminemment romanesque d’un Berlin dévasté, voilà le matériau dont la romancière va faire son miel. Elle nous a accordé le premier entretien suivant la parution de son livre, soulignant avec pudeur à quel point les premiers interviews sont difficiles car elle est encore « dans la tristesse que le livre soit fini, et dans une certaine timidité de le livrer ainsi au jugement des autres » alors qu’elle n’a « pas encore trouvé les mots pour en parler ».

Pourquoi ce livre aujourd’hui ? De quelle manière en avez-vous ressenti la nécessité à ce point de votre parcours d’écrivain ?

Je ne comprends toujours pas comment un livre se décide. Presque chaque fois, ça correspond à une nécessité, mais dont la logique me demeure mystérieuse. De la même façon, je ne sais pas du tout ce que je vais écrire après. Quelque chose s’est sûrement joué dans un certain rapport avec mon livre précédent « Jeune fille ». Et il y a certainement aussi un lien souterrain à y voir avec la question de mon âge. En réalité, tout se passe comme si c’était le livre qui me choisissait et non l’inverse. Je connaissais l’existence du journal de ma mère et des lettres. J’en avait lu une partie. Pourquoi ai-je soudain eu envie d’y revenir ? Je ne sais pas mais ce que je peux affirmer, c’est que dès que je m’y suis plongée, j’ai su que j’en ferai quelque chose.

Les lettres qui ponctuent le livre, le journal dont vous donnez des extraits, sont donc bien réels. Il ne s’agit pas d’une invention d’écrivain ?

Non, rien de tout cela n’est inventé. J’ai lu, relu, classé. J’ai tout de suite senti que je tenais là une matière vraiment romanesque et j’ai éprouvé le désir très fort de restituer une parole à cette jeune femme. Pendant l’écriture, j’ai oublié qu’il s’agissait de mes parents. Ils étaient devenus des personnages et j’ai adoré être avec eux.

Le processus d’écriture est-il différent lorsqu’il s’agit d’une fiction pure ou lorsqu’il s’agit d’un texte qui parle, in fine, de vos parents ?

Je crois que le processus est le même. Pendant le temps de l’écriture, je ne me pose que des problèmes d’écriture. Ce n’est qu’après que peuvent surgir des questions telles que pourquoi s’exposer de la sorte, des questions qui ont à voir avec le dévoilement et la pudeur.

Cela dit, il est vrai que c’est la première fois que je donne la parole à quelqu’un de cette façon-là, que j’utilise des mots qui ont été réellement écrits par quelqu’un d’autre à un certain moment de sa vie. Je m’étais fait une promesse à moi-même, celle de ne pas modifier les textes, y compris lorsqu’ils étaient naïfs ou enfantins. J’ai sélectionné les morceaux, j’ai trié, mais jamais je ne me suis autorisée à réécrire. La difficulté était d’équilibrer la partie qui dit « je », c’est-à-dire celle où Claire parle, et la partie romanesque où c’est moi qui raconte.

Où donc se trouve la fiction dans ce que vous appelez néanmoins « roman » ?

La fiction se trouve « entre ». Il me manquait des pièces. Personne ne m’a raconté comment Wia a déclaré son amour à Claire par exemple. C’est grâce à ces trous que je me suis sentie libre. Je pense par ailleurs que c’est par la fiction qu’on s’approche au plus près de la vérité des êtres. Une phrase de Bresson m’a beaucoup aidée, m’a beaucoup inspirée tout au long de ce processus de création. Bresson disait : « Je vous invente, mais je vous invente telle que vous êtes ». C’est en réinventant Claire que je me suis approchée au plus près d’elle.

D’autres éléments appartiennent également à la fiction, comme le personnage de Hilde. J’en ai ressenti le besoin pour faire exister la version allemande de cette histoire. Il s’agit là d’un choix purement romanesque. Le processus d’écriture a donc consisté à tricoter des éléments de pure fiction avec ceux qui appartenaient à la réalité.

Ce n’est pas la première fois, me semble t-il, que la figure de votre mère est présente dans votre oeuvre ?

Il y a une dizaine d’années, j’ai écrit « Hymnes à l’amour », juste après le décès de ma mère. Ce livre correspondait au versant noir du couple Claire/Wia. Il y a eu donc pour moi un réel bonheur à les retrouver ici dans leur dimension solaire. Dans « Mon beau navire », elle est également présente. La figure de la mère, c’est elle. Elle est donc très présente dans mon écriture. Je ne sais pas pourquoi, et je dirai même que je n’ai surtout pas envie de le savoir. Je suis une personne plus intuitive que cérébrale...

Votre choix de titre a quelque chose de très paradoxal. L’enfant de Berlin, c’est donc vous. Vous êtes ainsi fortement présente dans le titre, mais quasiment pas dans le récit. Vous ne vous mettez pas du tout en scène en tant que narratrice par exemple, écrivant le livre, réagissant à ce que vous découvrez. Pourquoi cela ?

En effet, je n’apparais que dans la scène finale, et même cette scène, j’ai hésité à la conserver. Je n’ai pas souhaité du tout me mettre en scène. J’ai écrit ce livre pour elle et lui, et pour tous ces gens avec qui ils ont accompli ce formidable travail. Cette dimension de témoignage n’était pas présente au début. Elle s’est dessinée petit à petit, à mesure que j’avançais. Tout le monde a oublié le travail inouï de cette Division des Personnes Déplacées et j’ai souhaité le mettre en lumière et rendre hommage à ces gens, à ces filles de la Croix-Rouge, à leur courage et leur abnégation. Il y a donc quelque chose de quasi militant pour moi dans ce projet d’écriture, une volonté de lutter contre l’oubli.

Quant au titre, il s’est imposé à moi comme une évidence, et mon éditeur l’a tout de suite approuvé.

Vous mettez en scène une héroïne qui ne veut surtout pas exister comme « fille de » mais se construire par elle-même et qui y met une énergie immense. Et vous-même, comment avez-vous vécu cette filiation prestigieuse, le fait d’être « la petite-fille de » ?

Claire en effet avait une volonté farouche d’exister autrement que dans sa famille. Le sort des filles à cette époque-là, c’est comme si c’était une autre civilisation. Une fille de la bourgeoisie était appelée à rester dans son cadre familial, puis à se marier et à faire des enfants. Claire a mis toute son énergie à exister autrement et ce malgré les obstacles. Et c’est pourquoi il va falloir qu’à mon tour, je fasse de gros efforts pendant les interviews que je donnerai pour ne pas dire « maman », pour la laisser exister en tant que Claire.

Moi aussi, de la même façon, j’ai souhaité exister en dehors de cette filiation-là. Ce n’est pas pour rien que j’ai attendu 38 ans avant d’écrire. Il a fallu que je me construise d’abord une identité ailleurs pour oser écrire. J’avais une relation très forte avec mon grand-père, et je savais que j’écrirai un jour, mais les choses parfois se font autrement, de façon plus lente, plus souterraine. Dans le métier d’actrice, il y a des périodes de chômage difficiles à vivre et qui me sont devenues de plus en plus difficiles. J’ai commencé à écrire en cachette, pour sauver ma peau. C’était des nouvelles, que j’ai montrées à des amis et qui les ont proposées à des éditeurs. Les choses ont commencé comme ça. Enfant, j’avais écrit des romans plagiés sur « Le club des cinq ». Ma grand-mère me les tapait à la machine et les trouvait très bien. Mon grand-père lui, ça ne l’intéressait pas du tout. Par contre, le cinéma, que je fasse des films, ça l’épatait, il trouvait ça formidable.

Ce grand-père qui a beaucoup compté, il parait très absent dans votre dernier livre. Il intervient peu et n’écrit pas, ou très peu, à sa fille.

Il était à cette époque extrêmement occupé. La pression des événements était forte, il était pris dans la tourmente ; il était réellement happé par le politique. Et il savait pouvoir compter sur son épouse, il savait qu’elle assurait tout ce qui importait pour la stabilité, la continuité du cadre familial.

L’écriture vous a t-elle permis de découvrir quelque chose de nouveau pour vous-même au sujet du couple parental ? Est-ce ainsi que vous les perceviez avant de vous engager dans ce projet de livre ?

D’avantage que de découvrir mes parents autrement, ce livre m’a permis de leur redonner la parole. La lettre de Wia, celle qu’il envoie pour se défendre par exemple, je savais qu’elle existait mais je ne la connaissais pas, je ne l’avais jamais lue. Elle m’a bouleversée. Je l’ai reproduite sans y changer une virgule.

« Hymnes à l’amour » était né de façon différente. Il faisait suite à la mort brutale de ma mère. Dans ces circonstances, on se trouve dans l’obligation de vider un appartement, on est face à des objets, des meubles, des livres, qui racontent des tranches de vie parfois inconnues de nous. Ce qui m’a le plus bouleversée alors, ça a été le testament de mon père dont je ne connaissais pas l’existence et qui m’a fait découvrir de lui des choses que j’ignorais totalement.

Compte tenu de tout ce que vous racontez là au sujet de la naissance de « Mon enfant de Berlin », pensez-vous que le terme de « roman » qu’on voit sur la couverture soit le terme adéquat pour désigner ce livre ?

Oui, c’est bien un roman. A partir du moment où c’est la mémoire qui est sollicitée, il y a nécessairement recomposition et réécriture. C’est aussi un roman par la liberté que je prends de les présenter sous un certain angle, un certain éclairage. Il y a une réelle volonté de ma part de les mettre en valeur de cette manière-là.

Pour conclure, j’ai envie de vous demander quel regard vous portez sur la production romanesque française actuelle et comment vous vous situez au sein de cette production ?

Pour toutes sortes de raisons différentes, et entre autres parce que je suis juré du prix Médicis, je m’abstiendrai de vous répondre. Je me contenterai de vous dire que je me sens très proche de quelqu’un comme Modiano par exemple. Ou de Perec dont j’ai envie de citer une phrase extraite de « W ou le souvenir d’enfance » et qui exprime très exactement ma démarche pour ce dernier livre : « J’écris parce que nous avons vécu ensemble et que j’étais un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps. J’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture. L’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie ».

Publié dans l'Orient Littéraire de Septembre 2009.

jeudi 27 août 2009

Rawi Hage ou le roman des destins brisés.

Rawi Hage est né à Beyrouth en 1964. Il a donc connu la guerre alors qu’il était adolescent. Il quitte le Liban en 1984 pour s’installer à Montréal. Il partage actuellement sa vie entre les arts visuels - il intervient en tant que commissaire d’expositions - et l’écriture. De Niro’s game, son premier roman a obtenu de nombreuses et prestigieuses récompenses et en particulier le prix des Libraires du Québec. Analyse et rencontre avec un écrivain singulier.


Le roman de Rawi Hage se déroule pour l’essentiel dans le Beyrouth des années 80, dévasté par les bombes et livré au chaos, et plus particulièrement dans le Beyrouth chrétien. Immeubles éventrés, jeunes désoeuvrés qui se métamorphosent en miliciens assoiffés de pouvoir et d’argent facile, petits chefs de guerre en quête d’ « héroïsme » bon marché, junkies en manque de hashish ou de cocaïne, simples citoyens dont la vie se met à ressembler à un long cauchemar sans issue, le décor est douloureusement familier à tout lecteur libanais. On entre donc dans le livre à reculons, sur la défensive, avec la crainte de réveiller inutilement des fantômes (si peu) oubliés.

Bassam et Georges, les deux amis d’enfance qui occupent le devant de la scène, ne sont pas, tant s’en faut, des personnages forcément sympathiques. Dans le morceau de ville meurtrie où ils sont, comme tant d’autres, pris au piège de la guerre, ils tuent leur ennui à coups de boulots minables, de maigres larcins et de soirées ternes et trop arrosées. Rêvant de gloire et de dollars, ils mettent au point une combine pour détourner une partie de la recette des machines à sous, dans une salle où Georges travaille et qui sert à alimenter une milice. Mais ils sont happés par une autre machine, infiniment plus impitoyable et sordide, celle de la violence ordinaire et néanmoins sans concessions de la guerre au quotidien. Entre opérations commandos et expéditions punitives, provocations armées et batailles musclées, massacres de camps et fol engrenage de la vengeance, ils sont pris dans le vertige d’une (il) logique sans fin et sans espoir.

L’écriture de Rawi Hage juxtapose le réalisme le plus sordide aux envolées lyriques, et si la lecture de certains passages fait l’effet d’un coup de poing, on peut par moments être lassé par le style de la traduction française qui recourt trop souvent aux énumérations, certes ironiques, ou aux phrases longues et par moments indigestes. ( Exemple: « Cette mer emplie de larmes de pharaons, d’épaves de vaisseaux pirates, d’ossements d’esclaves, où se déversaient des rivières d’eaux usées charriant des tampons hygiéniques français » ou « Ces femmes possédaient généralement un appartement à Paris, un mari importateur de cigarettes, de conteneurs ou de pièces d’auto qui passait son temps en palabres dans des banques suisses, assis à des bureaux d’acajou massif occupés par le neveu du patron d’une chocolaterie ou le petit- fils d’un propriétaire de plantations de cacao africain sur lesquelles s’échinaient des ouvriers aux doigts meurtris, un mari qui travaillait sous un soleil ou l’autre même le samedi, même le vendredi. Ces maris-là dînaient dans des restaurants tapissés de velours... »et cela continue ainsi sur une demi page.)

Un texte courageux, qui a le mérite de regarder en face la terrible noirceur de la violence civile, qui dresse d’impitoyables portraits de toutes les trahisons, petites et grandes, provoquées par la guerre et qui ne cède pas à la tentation d’une fin plus souriante. Nulle rédemption donc. Mais on peut se demander par moments si le récit n’est pas écrit pour conforter le lecteur occidental dans la représentation nihiliste d’un monde sans espoir où tous les coups sont permis puisque toutes les idéologies sont mortes. Une lecture qui soulève donc nombre d’interrogations et qui a suscité des échanges parfois heurtés avec l’auteur.

Sur le choix du titre, Hage explique qu’il fait évidemment référence au film « The deer hunter » et à cette scène qui a tant marqué les esprits où De Niro joue sa vie à la roulette russe. Une scène qui a conduit nombre de miliciens libanais à jouer de la même façon avec la mort. « J’ai été très fortement impressionné par ce film et par le retentissement qu’il a eu. Les combattants l’ont dépouillé de toute autre signification pour n’en garder que cette scène qui semble révéler quelque chose de leur propre relation à la vie ». Cette scène devient le coeur du livre et lui donne son titre. Un choix qui souligne également « le poids des influences de la culture américaine dans cette partie du monde ».

La question du public auquel il s’adresse le met mal à l’aise. Il écrit, dit-il, pour un lecteur informé de la guerre civile libanaise et de ses causes historiques, qu’il soit arabe ou occidental. Mais son propos n’est pas d’analyser, ni de chercher à comprendre. Il souhaite simplement observer des personnages se débattre dans le chaos des conditions de vie que leur impose la guerre et son cortège de violence. « Ces personnages veulent survivre, et survivre n’est pas une question morale. Cela fait partie de la guerre de n’avoir pas le choix, de n’avoir que le choix de partir, de s’expatrier, ou celui de survivre en acceptant les règles du jeu de la guerre. Le pouvoir et l’argent ont été concentrés entre les mains d’une minorité et la seule alternative pour Georges et Bassam était de rejoindre les rangs de cette minorité ».

Hage semble blessé par le reproche que lui adressent parfois certains intellectuels arabes qui le perçoivent comme « un traître » dit-il, parce que son propos n’est pas politiquement situé, et qu’il ne pose pas la question de la signification des comportements individuels. A quoi il répond qu’il se sent parfaitement légitime de ne traiter que de destinées individuelles, et que son point de vue singulier a toute sa raison d’être : « Je traite de vies perdues, de destins ratés. Mes personnages sont des victimes. Ils sont pris au piège et ne comprennent pas ce qui leur arrive ». Il souligne également qu’il se définit plus comme « hybride » que comme Libanais, ayant vécu plus de temps à l’étranger qu’au Liban. Et qu’à l’instar de ses personnages, il est sommé lui aussi de survivre, de trouver sa voie et sa juste place dans une société qui n’est pas la sienne.

La lecture de son livre est dérangeante et il le sait. Beaucoup de ses amis n’ont pas voulu la poursuivre jusqu’au bout. Mais il faut, dit-il, faire face à ce passé et se confronter à cette violence. Le temps de l’amnésie collective est terminé et il se sent proche de nombre d’artistes, peintres, cinéastes ou écrivains, qui souhaitent comme lui gratter là où ça fait mal. « Comme en Afrique du Sud où il a bien fallu en passer par là pour aller vers autre chose, vers une réconciliation possible. Cela fait partie du travail de mémoire ».

Mais ce livre dont le thème est celui des destins brisés des individus n’a t-il pas, somme toute, une portée universelle qui déborde largement celui de la guerre civile libanaise ? Oui dit-il. « J’ai rencontré des habitants de Sarajevo qui m’ont dit à quel point ils se retrouvaient dans l’expérience que je décris. Et le monde contemporain abonde de ces exemples d’individus traumatisés par des conditions de vie dures et qui les broient, guerres, famines ou émigration forcée. Et tous sommés de survivre coûte que coûte ».

Pas de rédemption donc, mais une écriture qui se nourrit de l’énergie du désespoir.

Propos recueillis par téléphone et traduits par Georgia Makhlouf.

Publié dans L'Orient Littéraire d'Octobre 2008.

Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau : de la nécessité du poétique en temps de crise.

L’apport d’Édouard Glissant, poétique, littéraire ou philosophique est immense. Influencé depuis ses études d’ethnologie à la Sorbonne par la pensée d’Aimé Césaire, il est le fondateur de l’Institut du Tout-Monde, le père de l’idée de créolisation du monde, le penseur de l’identité multiple ou identité rhizome – concept inspiré des travaux de Deleuze et Guattari –, et son œuvre abondante est devenue incontournable. Depuis le Renaudot qu’il remporte en 1958 pour son premier roman La Lézarde, il a publié des essais, des recueils de poèmes et des textes littéraires qui ont tous trouvé un écho puissant auprès de toute une génération d’auteurs francophones. Directeur du Courrier de l’Unesco de1982 à 1988, il est actuellement Distinguished Professor au GraduateCenter de l’université de New York. Son dernier ouvrage s’intitule Philosophie de la Relation. Poésie en étendue (Gallimard).

Patrick Chamoiseau est en quelque sorte un fils spirituel d’Édouard Glissant. Prix Goncourt en 1992 avec Texaco qui remporte un succès mondial, il est un écrivain majeur de la littérature caribéenne. Inventeur d’un style linguistique original qui intègre des éléments de la culture créole, il a abordé tous les genres, théâtre, roman ou essai. Écrivain engagé, il a signé avec Glissant Manifeste pour les produits de haute nécessité ainsi que L’intraitable beauté du monde : adresse à Barack Obama. Il vient de publier chez Gallimard Les neuf consciences du Malfini.

Nous les avons rencontrés à l’occasion du festival Étonnants Voyageurs où ils ont participé ensemble à plusieurs tables rondes passionnantes. Entretien à deux voix qui, chacune avec sa singularité, dialoguent en permanence pour inventer et bousculer, pour surprendre et interroger.

Édouard Glissant, il y a un fil rouge dans votre activité d’écrivain, qui consiste à penser ce que vous appelez une « littérature-monde » ; vous avez également pris l’initiative de créer l’Institut du Tout-Monde, lieu de rencontres et d’échanges pour donner à voir, sans la lisser, la diversité du monde. Pouvez-vous revenir sur cette notion, centrale dans votre œuvre, du Tout-Monde ?
É.G.
Pour tout écrivain, il existe un espace constitué de son lieu, celui où il est né et où il a grandi, ou celui où il a choisi d’habiter ; autour de ce lieu, il y a l’espace du monde. Un écrivain n’a pas de raison d’écrire s’il n’établit pas de relation entre son lieu et le monde.

Dans les cultures occidentales, le lieu a joué un rôle primordial en raison de la nécessité de renforcer les nations, puis les États-nations ; cette nécessité a eu pour conséquence que le monde a été habité de deux manières : une manière absolument terrible liée à l’aventure coloniale, et une manière poétique, associée au rêve d’un ailleurs tel qu’on le rencontre chez Rimbaud, Mallarmé ou Apollinaire.

Aujourd’hui, le monde qui est toujours le terrain de puissances prédatrices est devenu inextricable, et cela crée des conditions nouvelles pour l’écriture. Cet inextricable, ce tremblement, cette opacité du monde sont des conditions dont il faut se débrouiller, et cela est difficile mais exaltant. C’est là que cette notion du Tout-Monde s’impose. Elle renvoie tout à la fois à la totalité du monde et à la nécessité où nous nous trouvons de l’aborder de manière nouvelle. Il nous faut non seulement habiter le monde, mais également le percevoir poétiquement. La poésie du monde est, à mon sens, le degré le plus haut de la littérature. C’est lorsque j’ai compris cela que la notion du Tout-Monde s’est imposée à moi, notion à la fois obscure et illuminatrice.

Lorsqu’on parcourt en parallèle vos ouvrages à tous deux, on est frappé d’y trouver comme une correspondance intime. Peut-on penser par exemple, Patrick Chamoiseau, que votre dernier livre serait comme une fable qui se proposerait d’incarner cette notion du Tout-Monde ?

P.C. Lorsqu’on regarde l’œuvre de Glissant, on ne sait pas où la classer. On ne sait pas s’il est romancier, philosophe ou poète. Il est un esprit créateur et moi, tout ce que je lis d’Édouard, je le lis en créateur. Je n’exerce aucune activité critique, j’essaie de me nourrir. J’ai eu la chance de découvrir l’œuvre d’Édouard Glissant très tôt. Il est vrai qu’elle a d’abord suscité mon rejet et ma colère ; je n’y comprenais rien, son esthétique me paraissait inabordable. J’y suis revenu avec la maturité. Soleil de la conscience en particulier m’a permis de saisir que l’apport fondamental de la littérature, c’est de nous permettre de vivre notre individuation à l’échelle du monde. Dans les Antilles par exemple, nous avons beaucoup de mal à comprendre qui nous sommes. Mais paradoxalement, c’est en plongeant dans la mosaïque de la créolité que l’on s’ouvre au Tout-Monde. La complexité de la totalité-monde est présente dans l’infiniment petit. Il nous faut donc sortir des verticalités orgueilleuses et se rapprocher d’une esthétique du Tout-Monde davantage par l’économie, la précision et la modestie que par la profusion. C’est cela que j’ai tenté de faire avec Le Malfini.

Glissant parle en effet de « l’infini détail », et vous suggérez que c’est par l’infiniment petit que l’on peut s’approcher d’une « esthétique du Tout-Monde »...

P.C. Le Malfini a du mal à faire le lien entre lui et l’infiniment petit, qu’il s’agisse d’un insecte ou d’une fleur des champs. Les grandes civilisations, elles aussi, ont du mal à faire le lien entre leur éclat, leur richesse et une langue méconnue parlée par un petit groupe humain. Alors que lorsqu’on rentre dans un processus d’appauvrissement des langues, toutes les langues s’appauvrissent simultanément. C’est un rapport à l’écologie, à la diversité, à la fluidité du vivant. Édouard dit qu’aucune langue ne peut se sauver seule. De la même façon, le Malfini comprend que son sort est lié à celui de la fourmi ou de l’abeille. Nous sommes sur le bateau du vivant, tous ensemble sur le même bateau et donc reliés. Toutes les vies se tiennent, nulle n’est centrale, plus digne, plus importante. Elles se lient, se relient, se relaient et se relatent avec les mêmes couleurs.

Vous parlez tous deux beaucoup d’esthétique. N’est-ce pas plutôt d’une éthique qu’il s’agit ?

É.G. Face à la complexité du monde, nous pouvons légitimement opposer aux grandes civilisations somptueuses de l’Europe avec leur prétention à la vérité absolue – prétention qui a donné naissance à des œuvres extraordinaires, mais également à des massacres sanglants – une énergie du vivant, un mouvement fondamental du vivant. Malgré la pauvreté, les guerres, les tentatives d’accaparement des richesses par certains pays au détriment d’autres, il y a une jubilation de l’énergie du monde. Cette énergie s’oppose à l’idée d’une vérité absolue. Il y a pour nous des vérités et non une vérité absolue qui intéresserait la totalité des peuples du monde. L’individu, où qu’il soit, doit aujourd’hui reconstruire son rapport au monde. Il n’a aucun moyen de le faire hors d’une poétique, d’une intuition, ou plutôt d’une triple intuition, celle de son rapport à lui-même, à autrui et au monde. Le recours à l’idéologie pour construire ce rapport au monde est voué à l’échec ; il est le symptôme de la solitude dans laquelle sont lâchés les individus, de leur abandon depuis que les structures traditionnelles qui les protégeaient sont menacées .

P.C. Pour rebondir sur ce que vient de dire Glissant, j’aimerais ajouter que la littérature contemporaine doit avoir une dimension fondatrice. Elle a un rôle à jouer, celui d’aider les individus à construire leur architecture de valeurs. Le monde subit la pression des valeurs standardisantes et, face à cela, le poétique est nécessaire. Le poétique permet de vivre la complexité, de rentrer dans une pensée du tremblement, d’accepter de ne pas être dans la certitude. Il y a chez Glissant une phrase très forte et très éclairante pour moi : « Rien n’est vrai, tout est vivant ». J’aime l’idée de la nécessité de s’accommoder de l’incertitude, de l’angoisse, du tremblement du monde, tout cela qui existe déjà dans le vivant. Même la science doit rester disponible pour l’obscur et l’inexplicable et accepter que la vérité soit provisoire et non définitive. À mon sens, le terrorisme est une forme de résistance qui n’a pas su s’accommoder de la complexité, de l’incertitude, et rester du côté de la beauté.

Esthétique tout à l’heure, beauté à nouveau ; à l’évidence, cette notion du beau ne doit pas être entendue dans son sens habituel.

É.G. La beauté, ce n’est pas le beau. Il y a dans la beauté une dimension peu évidente. Je dirais qu’elle est le point où des différences s’accordent, et non le point où des semblables s’harmonisent. La beauté est toujours imprévisible ; elle ne réside pas dans la reproduction du même.

P.C. À l’inverse du beau qui est du côté de la norme, la beauté est toujours neuve, elle crée toujours du nouveau. Quand une nouvelle beauté surgit, elle nous bouleverse forcément parce qu’elle réorganise toute la perception que nous avons des choses. Chaque œuvre majeure redistribue les cartes, modifie notre façon de percevoir la beauté. Elle crée un traumatisme, une onde de choc, un déploiement horizontal, dans le sens que beaucoup d’œuvres seront inspirées par ce surgissement de beauté. Une nouvelle esthétique se développe, entre terreur et fascination.

Il y a dans votre œuvre à tous les deux des ouvrages qui sont le fruit d’un long mûrissement, et d’autres qui semblent écrits dans l’urgence, pour réagir à chaud à des événements. On peut citer Manifeste des produits de première nécessité qui fait écho aux récents soulèvements en Martinique, ou L’intraitable beauté du monde : adresse à Barack Obama. Y a-t-il une frontière qui sépare l’engagement de l’écrivain et le reste de son œuvre ?

É.G. Sur ce point, c’est Chamoiseau qui doit répondre car c’est lui l’activiste. Cela dit, j’ai toujours pensé que l’écriture était vaine si elle ne savait pas s’ancrer dans le monde. S’agissant d’Obama par exemple, il m’a paru fondamental de se mobiliser pour expliquer ce qui était en jeu. Dans mon entourage, j’étais frappé de ce que les Noirs ne le trouvaient pas assez noir quand les Blancs le trouvaient trop noir. Il fallait absolument accompagner et favoriser ce moment de changement des intuitions et des sensibilités, tant aux USA que dans le reste du monde. L’élection d’Obama est pour moi une expression majeure de la créolisation du monde ; pour la première fois, le couple maudit noir/blanc est arraché à sa solitude acharnée puisqu’Obama est lui-même à la fois noir et blanc. Le vieux réflexe du face-à-face noir/blanc est fini.

P.C. Je crois aussi que nous faisons le monde que nous vivons. Lorsqu’un événement surgit, nous avons besoin d’interprétation. Il ne faut pas laisser le monopole de la lecture de l’événement aux économistes, il faut s’en emparer. L’économie est devenue dominante, elle a phagocyté le politique qui a disparu. Le poétique est notre principal moyen de reconstruire notre rapport au monde ; c’est ce qui nous permet de vivre la complexité et d’agir. Car il nous faut non seulement habiter le monde, mais être capable de le percevoir poétiquement.

Peut-être faut-il revenir ici sur une réflexion que vous menez tous deux dans vos ouvrages, celle qui concerne la notion d’identité et que vous n’abordez pas de façons tout à fait analogues.

É.G. La notion même d’identité a longtemps servi de muraille : faire le compte de ce qui est à soi, le distinguer de ce qui tient de l’Autre, qu’on érige alors en menace illisible, empreinte de barbarie. Le mur identitaire a donné les éternelles confrontations de peuples, les empires, les expansions coloniales, la traite des nègres, les atrocités de l’esclavage américain, et tous les génocides.

Je me suis inspiré de l’image développée par Deleuze et Guattari pour formuler la notion d’identité multiple ou d’identité rhizome. Chez Deleuze et Guattari, on trouve l’image de la racine unique qui tue autour d’elle ou de la racine multiple dont les éléments se renforcent mutuellement. J’oppose donc l’identité à racine unique et l’identité rhizome, celle des peuples métissés, en lien avec le phénomène de créolisation.

P.C. Si je me reconnais parfaitement dans toute la conception de la créolisation qu’on trouve chez Édouard, je crois néanmoins que les enjeux de la recherche identitaire ne doivent pas être négligés. Si l’on pense à ce qui s’est passé en Martinique par exemple, on voit une culture populaire, une philosophie de l’existence, apparues dans les plantations esclavagistes mais rabotées par la culture française. Il y a donc un risque de perte de cette culture. Il nous est donc apparu nécessaire de procéder à l’inventaire de cette culture, non pour s’y enfermer, mais pour prévenir sa disparition. Cela ressemble donc à la démarche identitaire traditionnelle, mais cela s’en différencie aussi.

Édouard Glissant, vous parlez de votre rapport au temps comme d’un rapport « concassé », d’un rapport non occidental à la temporalité. Pouvez-vous clarifier cette notion qu’on retrouve dans nombre de vos textes ?

É.G. Dans tous mes romans, il y a une recherche de la mémoire et d’une conception du temps. Dans son œuvre, Proust construit une cathédrale temporelle. Sa mémoire remonte de manière harmonieuse et continue jusqu’aux principes premiers de la société. Pour nous Antillais, la colonisation nous a coupés de notre mémoire temporelle. Il serait absurde de tenter de retrouver une temporalité fluide et harmonieuse. Nous n’allons pas à la recherche du temps perdu parce que ce temps, nous ne l’avons jamais possédé pour le perdre. C’est un temps éperdu. Nous ne pouvons pas construire de cathédrale temporelle. Nous ne pouvons que sauter de roche en roche. Nous pouvons rattraper un temps à soi, mais de manière fragmentée seulement. Nous sommes forcément dans la complexité temporelle.

J’ajouterai qu’il nous faut avoir une vision prophétique du passé, non pas une vision qui détermine le présent, mais une vision qui ouvre à tous les présents possibles. Il nous faut dépasser l’analyse historique, nécessaire mais non suffisante. Il ne s’agit pas de mettre en cage le passé pour décider de l’avenir, mais de prendre en compte l’incertain du passé pour penser l’avenir.


Publié dans l'Orient Littéraire de Juillet 2009.

Sylvie Germain : rendre compte de l’inaperçu du monde.

Née en 1954 à Châteauroux, Sylvie Germain a suivi des études de philosophie en Sorbonne avec Emmanuel Levinas qui exercera une influence durable sur sa pensée. Après son doctorat et quelques années au ministère de la culture, elle passe sept ans à Prague en tant que documentaliste et enseignante. Elle vit aujourd’hui à Angoulême. C’est Roger Grenier qui lui met le pied à l’étrier en éditant chez Gallimard en 1985 son « Livre des nuits » qui bouleversera les lecteurs et lui assurera d’emblée une communauté de fidèles inconditionnels. Suivront de nombreux romans souvent couronnés de prix, dont le Femina pour « Jours de colère » en 1989 et le Goncourt des Lycéens pour « Magnus » en 2005. Mais S.Germain s’est également intéressée très tôt à la mystique chrétienne et a régulièrement publié, parallèlement à son oeuvre romanesque, des essais sur la spiritualité et l’art. Son oeuvre est traduite dans une vingtaine de langues et fait l’objet de thèses et de colloques universitaires.

« Ecrire, dit-elle dans Magnus, c’est descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre à écouter la langue respirer là où elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois au coeur des mots ». C’est dans cette qualité de silence, dans cette posture d’extrême densité de la concentration que lui viennent des personnages, « à l’improviste et par effraction » qui vont durablement imposer leur présence et auxquels il faudra donner une vie textuelle. Dans son dernier livre « L’inaperçu » (Albin Michel) son personnage est un drôle de Père Noël qui va durablement bouleverser le destin d’une famille. Roman qui questionne les origines et la construction de soi, qui croise les drames de l’Histoire et les tragédies individuelles, « L’inaperçu » est un texte d’une grande beauté qui, au-delà de la noirceur des événements traversés, s’achève sur une percée, un apaisement, une illumination.

Je voudrais commencer cet entretien en vous interrogeant sur le beau titre de votre livre, « L’inaperçu ». Renvoie t-il au personnage principal, Pierre, ou plus globalement au fait que tant de choses dans nos vies nous restent inaperçues, incomprises ?

J’avais tout d’abord envisagé un autre titre : « Arborescence ». Mais il n’a pas convaincu autour de moi. On l’a trouvé trop poétique, ou au contraire, certains déploraient le fait qu’il pouvait renvoyer au vocabulaire informatique. Il ne faisait pas l’unanimité. Pour moi, je trouvais qu’il était en adéquation avec ce que je souhaitais raconter, à savoir l’histoire d’une famille, avec son arbre généalogique qui n’est jamais quelque chose de lisse, de droit, mais au contraire souvent tortueux, rhizomatique. Mais j’y ai renoncé.

Le titre retenu fait référence à la démarche d’un peintre auquel je suis très sensible, Rothko. Son travail est une fenêtre ouverte sur le monde, sur l’inexploré du monde, sur un « inaperçu » qu’il s’est appliqué à rendre discernable, sensible. Dans mon roman, il s’agit de l’inaperçu de drames, de destins qui passent et aussitôt s’effacent sans laisser de traces, engloutis par les guerres, les révolutions, l’obscur du monde, l’indifférence.

Je crois que le travail de tout artiste consiste en cela : rendre perceptible, sensible, ce qui est dans le monde, ce que les autres et soi-même recelons, mais qui reste inaperçu faute d’attention, de sensibilité, et aussi par peur, par honte.
Ce terme a également beaucoup de sens dans une pensée religieuse. Mais ça, je ne m’en suis aperçue que par la suite. La trace du divin en l’homme reste souvent inaperçue, quand elle n’est pas niée, refusée. Ce qui souligne à quel point il y a proximité entre travail artistique ou intellectuel et travail spirituel.

Votre livre a en effet pour sujet l’histoire d’une famille et il y a une question qui revient souvent sous votre plume : « Où et quand commence une famille ? » J’ai envie de vous renvoyer l’interrogation.

Je n’en sais rien vraiment, car c’est si différent pour chaque famille - selon l’histoire de chacun, son enracinement accepté ou pas, ses origines généalogiques établies ou non, dont il arrive que l’on soit fier parce qu’elles sont honorables, ou dont au contraire on a honte. Parfois encore cette mémoire est floue. Mais quoi qu’il en soit, la mémoire des générations passées influe sur la vie présente des familles. La dimension biologique n’est évidemment pas suffisante pour définir ce qu’est une famille. On assiste actuellement en Occident à une transformation profonde de la famille.

Ce qui m’intéresse, ce sont les familles élargies, souples, avec des membres extérieurs qui parfois s’y greffent et qui la transforment de façon importante, à l’instar du personnage de Pierre dans mon dernier roman, alors que certains de ses membres biologiques restent transparents, n’imprimant que très peu de marque, de relief.

Cela me fait penser à une phrase du Christ dans les Evangiles, déclarant à ceux qui lui annoncent que sa mère et ses frères sont là, dehors, et le demandent, alors qu’il est en train de parler à une foule : « Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ? Quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux m’est un frère et une sœur et une mère. ». Il instaure ainsi une nouvelle idée de la fraternité, il fait voler en éclats les définitions traditionnelles, biologiques, claniques, il ouvre la famille sur un espace beaucoup plus vaste, vivace.

Vous en avez parlé d’entrée de jeu en évoquant le premier titre envisagé pour votre livre, vous y êtes revenue en parlant d’arbres généalogiques, vous incluez en ouverture de vos chapitres des citations qui parlent d’arbres, vous créez le beau personnage de Marie à qui on demande ce qu’elle veut faire plus tard et qui répond qu’elle veut devenir un arbre. Pourquoi cette récurrence du thème de l’arbre ?

J’ai une grande passion pour les arbres. J’aurais voulu moi-même devenir un arbre en grandissant, mais un arbre qui marche ! Et vous avez de la chance d’avoir, sur le drapeau de votre pays, un arbre. Je n’aime pas les drapeaux, mais le vôtre est très beau grâce à la présence du cèdre.

L’arbre, ce sont des racines, mais c’est surtout cette belle figure de la croissance. Et des excroissances. Le dépérissement d’une branche ou d’un arbre entier peut être compensé par la naissance d’un autre arbre, par le biais de rejets, de rhizomes.

L’arbre, c’est aussi la graine, la sève, la fleur et le fruit, et le bois – du berceau au cercueil en passant par la maison, la table, la toiture…C’est extraordinaire tout ce que les arbres nous donnent, tout ce qu’ils nous permettent de faire, bâtir, de voguer, se chauffer... Peut-être mon prénom me prédestinait-il à aimer les arbres de la sorte ?

Vous avez fait référence à Rothko et vous le citez dans votre livre lorsqu’il dit : « Les tableaux doivent être miraculeux. A l’instant où l’un est achevé, l’intimité entre la création et le créateur est finie ». Vous dites vous-même que vous ne relisez jamais vos livres.

C’est vrai. Quelle que soit la valeur d’une oeuvre, à l’instant où un travail artistique est fini, tout ce qu’on a voulu y déposer, conscient ou inconscient, est là. Mais on n’y est plus. On doit se retirer pour être disponible à autre chose. L’œuvre doit rester libre, ouverte. Un auteur doit évidemment répondre de son travail, le porter, le défendre si besoin est. Mais non l’occuper complètement. Certains créateurs veulent contrôler toutes les interprétations de leurs oeuvres, tout maîtriser. Ce faisant, ils les étouffent.

Il existe un très beau texte dans la mystique juive qui raconte de quelle façon, une fois la Création mise en place, Dieu se retire pour qu’une histoire advienne dans le monde, que la liberté des hommes s’y déploie.

De la même façon dans une famille, si les parents ne savent pas se retirer pour laisser les enfants faire l’exercice de leur liberté, quels que soient les risques encourus, ils les empêchent de se construire.

Ce que vous dites fait écho à un beau texte de Blanchot reprenant le mythe d’Orphée et Eurydice, et dans lequel il dit qu’il ne faut pas se retourner sur une oeuvre sous peine de la tuer.

En effet la nostalgie ou la complaisance nous font parfois nous retourner. Il existe là encore un beau texte biblique à ce sujet. La femme de Loth se retourne sur la ville qui brûle et elle est pétrifiée. Elle n’accepte pas la perte, la mise à distance. Orphée lui aussi se retourne trop tôt. Il cède à l’angoisse, à l’impatience, il ne fait pas confiance à la parole qui lui a été donnée.

Un autre parallèle me semble intéressant à établir entre votre démarche et celle de Rothko. A une admiratrice sensible à la force contemplative exprimée dans ses peintures et qui pensait qu’il devait être « mystique », Rothko avait répondu : « Pas un mystique. Un prophète peut-être ; mais je ne prophétise pas les catastrophes à venir. Je me contente de peindre celles qui sont déjà là ». Peut-on dire qu’à travers votre oeuvre et cette façon qui est la vôtre de revenir sans cesse sur des événements historiques violents et douloureux, vous cherchez également à être un prophète du présent ?

Cette phrase de Rothko a beaucoup de sens pour moi et peut-être est-ce que je lui prête un sens qui déborde celui auquel il pensait. Mais je m’en sens très proche. Soyons néanmoins vigilants avec le terme « mystique » utilisé à tort et à travers. Une erreur d’appréciation conduit souvent à y voir quelqu’un qui est coupé de la réalité. Or les mystiques ne sont pas coupés du réel, loin de là. Ils sont bien au contraire enracinés dans le réel et c’est ce qui leur permet finalement de tendre vers le ciel. Comme les arbres somme toute. Et voilà que nous y revenons. Mais c’est justifié : dans les iconographies juive et chrétienne, il existe des représentations de mystiques sous la forme d’arbres inversés, branches vers le bas, racines projetées vers le ciel.

Et vous faites néanmoins un travail sur ces « catastrophes du présent » ...

Oui, en effet. Cela dit, il y a méprise, le plus souvent, sur ce que sont les prophètes et quel est leur rôle. Les prophètes ne sont pas des devins lisant dans l’avenir, ni des imprécateurs obstinés, ils disent juste ce qui risque d’arriver si on ne change pas de comportement. Ils ont un amour – très contrarié ! – pour leur peuple, un souci des autres, une connaissance profonde des mécanismes qui régissent les événements du monde et ils disent : attention ! Ils nous mettent en garde.

Et vous souhaitez aussi, à travers votre oeuvre, alerter ?

Je n’ai jamais l’idée de délivrer un message, je n’ai pas cette prétention. Lorsque j’écris, je questionne et j’exprime ce qui me tourmente, j’explore l’humain – travail sans fin…

A travers l’écriture, je crois que l’on se met à l’écoute des questions qui sont en nous, que l’on s’arrête pour réfléchir et mettre en mots ce qui nous hante.

On peut noter dans votre oeuvre en général, et également dans ce livre, la mise en scène récurrente de personnages vivant en marge de la société. Et parallèlement, l’importance du thème de l’effacement, de la disparition progressive des êtres, des choses, de la mémoire.

Je suis très intriguée, et souvent bouleversée par les personnes échouées à la marge de la société, et qui disparaissent parfois sans laisser de traces. Le journal La Croix édite tous les ans une liste de personnes mortes dans la rue pendant l’année écoulée. Il y fait figurer leurs noms et prénoms, parfois leur surnom et leur âge. Souvent les âges sont indiqués de façon approximative : on écrira quarante ou cinquante ans environ. Si le surnom est « Momo », cela peut valoir pour Mohammed ou pour Maurice, la rue efface les différences d’origine.

Cette liste m’émeut profondément. La dernière fois que je l’ai lue, j’ai constaté que j’avais atteint l’âge du plus âgé d’entre ces disparus. Disparus en laissant cette seule trace : un nom sur une liste.
Ce n’est pour moi ni un choix ni une revendication, mais je suis touchée. Je ne fais pas partie de ce monde des exclus, certes, et on ne peut pas tricher avec ça. Mais ces destins inaboutis, ces vies naufragées retiennent davantage mon attention que d’autres thèmes, que d’autres existences plus remarquables, plus aisées, voire glorieuses. Question d’intérêt et d’affinité.

Je ne sais jamais à l’avance quel roman je vais écrire. C’est chaque fois une improvisation totale. Mais le thème de l’effacement prend de plus en plus d’importance. Et finalement ce titre, l’inaperçu, y fait aussi référence.

A plusieurs reprises durant notre entretien vous avez cité des textes religieux. Et votre oeuvre est souvent parcourue par la question du religieux et de la spiritualité. A quoi cela tient-il ?

Je suis issue d’une famille catholique mais l’enseignement religieux que j’ai reçu a été de faible qualité et peu structuré. A l’adolescence, j’ai été en crise et me suis posée beaucoup de questions, puis je me suis détournée de la pratique religieuse, comme cela arrive à beaucoup de personnes. Et j’y suis revenue.
Mais toute ma vie, j’aurai été taraudée par ces questions. Je n’ai pas eu de révélation. Toute

ma vie adulte, les choses se sont passées, et continuent à se passer, comme dans un phénomène de marée : il y a des moments où la mer est haute, des moments où elle est étale, d’autres où elle se retire, parfois très loin, très bas, et très longtemps. C’est donc un « ressassement » permanent de ces questions, pour reprendre un mot de Blanchot, dont il s’agit pour moi. Je n’écris pas ‘dessus’, mais plutôt ‘autour’, et en zigzags. Je lis les Evangiles, mais assortis de leurs racines, c’est-à-dire de l’Ancien Testament qui les éclaire. Et je regrette au passage que l’Islam renie trop souvent ses racines juives.

Parlons à présent de votre rapport à l’écriture. Dans votre livre « Les personnages », vous dites : « Il nous faut réapprendre à écrire » ; et « On doute de tout (...). le doute entre en expansion, il finit même parfois par atteindre le langage (...). Toute écriture est soumise au doute. Un doute qui peut se faire démesuré, accablant ». Ces paroles traduisent-elles la réalité de votre rapport à l’écriture ?

Le grand danger pour tout artiste est de ne plus être dans le doute, de s’imaginer avoir acquis suffisamment de maîtrise et de ne plus se remettre en cause. Cette attitude est aussi grave dans le champ de la création que dans celui de la foi et de l’amour. Accepter les moments de doute et de questionnement est fondamental dans le couple, de même qu’est fondamentale la nécessité de la reconquête de l’autre. Il en va de même dans l’écriture. Je suis pour chaque nouveau travail dans le doute, et même parfois dans la panique. Je doute de moi, de ma capacité à écrire quelque chose de neuf, ou du moins de ma capacité à trouver une manière neuve de dire ; je doute de mon inspiration, de mon souffle, de ma parole.
Et à nouveau je pense à l’une des phrases clés de l’Evangile à mon sens. C’est cet homme qui vient vers Jésus pour qu’il sauve son serviteur malade qui va mourir. Il dit : « Seigneur j’ai foi. Viens en aide à mon peu de foi ». Phrase étonnante et paradoxale qui semble dire une chose et son contraire. C’est l’une des phrases les plus fortes concernant la foi humaine. On espère croire, on a besoin de soutien dans cette espérance de foi. On ne peut que dire : je crois que je crois.


Publié dans l'Orient Littéraire de Septembre 2008.

Yannick Haenel : « La littérature s’écrit contre ceux qui croient savoir ».

Yannick Haenel est né en 1967. Fils de militaire, il fait ses études dans un établissement qui leur est réservé. Est-ce de là que lui vient cette volonté farouche de dire non, de refuser les lignes droites et de vagabonder à la recherche de sa vérité par l’écriture ? Professeur de français jusqu’en 2005, il a publié plusieurs romans dont « Introduction à la mort française » et « Evoluer parmi les avalanches » ; un essai sur les tapisseries de La Dame à la Licorne : « A mon seul désir » ; et deux volumes d’entretiens avec Philippe Sollers. Il lance et co-dirige à partir de 1997 une revue littéraire « Ligne de risque ». « Cercle », son dernier livre a été publié dans la collection l’Infini dirigée par Philippe Sollers chez Gallimard et a reçu le prix Décembre et le prix Roger Nimier. Ce roman lui a permis de sortir de l’ombre et de se faire mieux connaître du grand public. Il vient d’être nommé pensionnaire à la prestigieuse villa Médicis à Rome. Rencontre avec un écrivain de talent, un Rimbaud moderne.



Dans un texte que vous avez écrit cet été pour « Le Monde Des livres », vous racontez que vous passez l’été dans la vallée de l’Eichel en Alsace. Et votre alter ego littéraire, que l’on retrouve dans « Cercle » s’appelle Jean Deichel. Simple coïncidence ? Cette vallée semble avoir pour vous un importance certaine, et le nom de votre héros n’a pas été choisi au hasard. Pouvez-vous nous parler de lui ?

Le nom de Jean Deichel vient en effet d’une rivière, l’Eichel, qui coule en Alsace, et relie l’Allemagne à la France. J’aime l’idée que ces deux cultures se rejoignent ainsi dans mes phrases, et que celles-ci contiennent de l’eau. Jean Deichel est une rivière qui devient un fleuve : c’est une définition possible de « Cercle », et peut-être de tout roman. Aragon disait qu’écrire, c’est « détourner un fleuve de son cours, dans un monde qui se précipite vers sa perte ». Jean Deichel est aussi le narrateur d’un roman que j’ai publié en 2001, « Introduction à la mort française », et celui d’un roman que j’ai en tête en ce moment.


«Cercle » a adopté la structure de la Divine Comédie de Dante dans un ordre inversé, puisque vous passez du purgatoire parisien, à l’enfer berlinois puis au paradis qui correspond à la traversée des pays de l’Est. Pouvez-vous vous expliquer là-dessus ? Etait-ce un projet pensé de cette façon dès le démarrage ou cette structure s’est-elle imposée à vous en écrivant ? Quelle signification faut-il donner à cette structure ?

Cette structure m’est venue au bout de trois années d’écriture. J’avais accumulé énormément de pages, écrites au vol, en vivant un peu à la manière du narrateur du livre, c’est-à-dire très librement, et en errant aux quatre coins de l’Europe. Il s’agissait d’une expérience d’écriture permanente, un roman instantané qui se développait comme une improvisation de free jazz. Ça faisait plus de mille pages : une mosaïque de séquences poétiques, des fragments érotiques, des passages plus narratifs, des notations de voyage. Je sentais qu’il y avait là-dedans un livre, mais qu’il fallait le sculpter. J’ai arrêté mes promenades, j’ai cherché un petit appartement à Paris, d’où je ne suis plus sorti pendant deux ans, le temps d’ajuster tout ce matériel d’écriture dans une forme qui lui donne vie. La structure en trois partie m’est venue des tableaux de Francis Bacon, mais aussi de la vie même : rien de plus évident et nécessaire qu’une traversée en trois étapes. C’est une structure universelle : errance, captivité, évasion — ou bien : liberté, séquestration, délivrance. Ce que j’ai en tête, c’est toujours une expérience de liberté : cette liberté rencontre un obstacle (angoisse, répression, maladie) ; puis trouve dans l’obstacle les moyens de se libérer. L’idée que les aventures de Jean Deichel se doublaient d’une sorte d’itinéraire spirituel m’a incité à adopter la structure en trois parties de Dante : enfer-purgatoire-paradis. Sauf que l’enfer, pour moi, c’est le moment où la liberté est rattrapée, où la jouissance est brimée, et l’élan ralenti, voire brisé (par nos limites, par la société) : ainsi l’enfer ne peut-il intervenir qu’en second. D’abord, il y a une liberté possible, approximative, expérimentable, jouissive ; puis, éventuellement, un retour de bâton, qu’on peut se figurer comme une descente aux enfers. La liberté initiale (que la troisième partie perfectionne) coïncide avec le « purgatoire » au sens où chez Dante on se purge, on se purifie par l’art. Au début de Cercle, le narrateur rompt avec une vie d’aliénation, il se réveille, et reprend vie, grâce à la lecture de Moby Dick ou de L’Idiot de Dostoïevski, grâce à la peinture et à la danse, grâce à une femme Anna-Livia. C’est un « purgatoire », mais qui peut être très heureux. Je pense que c’est une image possible de notre condition contemporaine.


Pouvez-vous revenir sur le choix du titre et sur la façon dont il fait écho au petit dessin de la couverture, ce labyrinthe circulaire qui enserre un visage et que vous désignez par le « visage-labyrinthe » ? Vous dites aussi que « le labyrinthe est un sourire ».

Le mot « Cercle » était là dès le départ. En un sens, il s’agissait de le remplir par l’écriture. C’était le nom de code de toutes mes expériences pendant ces cinq années-là. Ce que je vivais se vivait aussi sous ce nom. À chaque instant, j’entrais en fiction grâce au mot « cercle ». C’était un sésame pour entrer dans la vie des phrases. D’autre part, il y avait toute la grâce contenue dans l’infini de cette figure parfaite. « Cercle »n’est pas seulement le titre du livre, c’est son nom. Quant au labyrinthe qui est imprimé sur la couverture, c’est effectivement, à mes yeux, la représentation du livre — son emblème. C’est ainsi que je me le figure : un visage un peu narquois, très féminin, formé par une spirale circulaire qui compose un labyrinthe. Le labyrinthe est une forme heureuse : c’est apparemment un lieu où l’on se perd, mais surtout où le temps revient. C’est l’autre nom de l’initiation. J’ai trouvé ce petit dessin à Volterra, en Toscane. C’est une inscription néolithique, dont je me suis inspiré. Elle joue un rôle chamanique. Je suis très fier que Gallimard ait accepté de transformer sa mythique couverture immaculée spécialement pour « Cercle ». Depuis les premiers livres de Le Clézio, qui s’ornaient d’un éclair, on n’avait pas personnalisé ainsi une couverture.


Votre écriture fait sans cesse référence à la littérature. Vous commencez très vite avec Moby Dick, mais on va également croiser Ulysse, Dostoïevski, Flaubert ou Artaud. De même, un certain nombre d’oeuvres artistiques sont présentes dans le livre, citées ou reproduites, Bacon, Maillol, Giacometti. Et la musique y trouve également une large place. Pourquoi votre texte ( et votre trame romanesque) s’appuient-ils à ce point sur d’autres textes ? Sur d’autres productions artistiques ? Ne craignez-vous pas que cette pléthore de références ne décourage le lecteur, ne favorise le reproche d’un texte « hermétique » ?

C’est un livre qui médite sur la liberté — sur la possibilité d’être libre aujourd’hui. Et être « libre », c’est d’abord être disponible : être disponible au temps, c’est-à-dire au coeur poétique de l’existence. Pour rencontrer la poésie, je ne connais rien de mieux que de s’ouvrir à l’art, et cela, sous toutes ses formes. Cercle raconte l’histoire de quelqu’un qui reprend vie grâce à une série de rencontres ; parmi celles-ci, il y a des femmes, beaucoup de femmes, et des œuvres, beaucoup d’œuvres. Au fond, un livre peut être aussi important qu’une rencontre amoureuse. C’est pourquoi je raconte les expériences de lecture de Jean Deichel comme des aventures. Lorsqu’il lit Moby Dick, je détaille les effets que le livre provoque dans son corps et dans sa vie. La manière dont il en parle, la manière dont le livre vit en lui. Il ne s’agit absolument pas de « faire savant », ou de coller des références dans la trame du roman : c’est juste une expérience de la vie. Je raconte un an de la vie d’un homme qui a largué les amarres, et pendant cette année il lit des livres, il voit de la peinture, de la danse, il écoute de la musique. Et puis, comme tout le monde, il a en tête la mémoire des livres qu’il a lus et des musiques qu’il a entendues, et cette mémoire l’aide à affronter les périls. Je crois que toutes les références artistiques qui interviennent dans le livre sont motivées : je veux dire qu’elles ne sont pas plaquées arbitrairement, mais émanent du parcours de Jean Deichel. S’il est question d’un livre dans « Cercle », c’est tout simplement parce que Jean Deichel le lit. D’autre part, c’est vrai que « Cercle », du coup, est aussi un livre sur la littérature : sur la manière dont les phrases, celles des autres, mais aussi les vôtres, vous ouvrent un chemin dans l’existence, et peut-être vous sauvent du ravage. C’est un livre sur l’existence comme expérience poétique. Sur l’amour qu’on peut avoir pour des œuvres du passé ou du présent, pour L’Idiot de Dostoïevski, pour la musique de John Coltrane, pour les spectacles de Pina Bausch. Amour qui fait de vous un autre homme. Au fond, il ne s’agit pas de « culture », mais de résurrection — de résurrection ici et maintenant. « Cercle » raconte comment la poésie (l’art) devient parfois une question de vie ou de mort. Je ne crains pas, comme vous dites, que les références effrayent ou découragent les lecteurs. Quand je lis un livre, j’aime y rencontrer des tableaux ou des livres. Notre vie est tramée de « références » ; quand je marche dans Paris, il y a Notre-Dame, il y a les sculptures de Maillol aux Tuileries, la figure d’Ulysse passe dans mes pensées et dans mes conversations. Pour moi, il n’y a pas de différence entre l’art et la vie, ils s’entrelacent en permanence. « Cercle » parle de ça. On a reproché beaucoup de choses à ce roman, presque autant qu’on en a fait l’éloge, mais personne ne l’a jamais trouvé « hermétique », comme vous dites : au contraire, n’importe quel lecteur, même le moins littéraire, fait l’expérience immédiate d’une clarté. J’ai des amis qui n’ont pas franchement de culture littéraire ou artistique, ils m’ont dit que non seulement les références ne les gênaient pas, mais qu’au contraire elles avaient joué dans leur lecture un rôle de fluidifiant.


Dans les premières lignes de « Cercle », il y a cette phrase qui s’impose à l’esprit du personnage : «C’est maintenant qu’il faut reprendre vie ». Il y a aussi cette image du corps comme « un buisson de flammes » d’où sortent des phrases. Outre la très forte référence religieuse de l’image, elle procède de cette idée du livre qui commence à s’écrire par delà la volonté de l’écrivain, comme si ce livre lui était dicté. On a l’impression d’un état d’extase, d’une possession mystique. Pouvez-vous revenir là dessus ?

Oui, il s’agit de se sortir du conditionnement. Jean Deichel est quelqu’un qui ressent violemment le caractère néfaste du grappin social. Il cherche une voie libre, et celle-ci s’ouvre dans des instants où il se détache. Ces instants de rupture sont toujours extatiques ; il découvre que l’illumination le rend libre. À partir de là, il est évident que ce qu’il y a dans ces extases relève autant du poétique que du spirituel. J’ai bien conscience qu’en un sens l’aventure de Jean Deichel a quelque chose du trajet mystique. On va, dans le livre, des tours de Notre-Dame à la découverte de la mystique juive en Pologne. Autrement dit, on va du catholicisme au judaïsme, c’est-à-dire vers la source chrétienne. La dimension spirituelle du livre tient sans doute aux visions du narrateur : il s’est mis dans un état de jouissance qui lui octroie une lucidité nouvelle. Il oscille sans cesse entre la vie et la mort, dans un intervalle étrange, où la maladie le guette, mais aussi des révélations extrêmes. Évoluer dans cet intervalle lui procure une acuité sur les comportements humains, sur le délire de la société occidentale qu’il déshabille avec une sorte d’humour cruel. C’est ainsi qu’il perçoit — avec la force débordante du réveil — ce qui a lieu lors des « soldes » dans un grand magasin parisien, ou dans une rame de métro bondée. À la fin, Jean Deichel devient une sorte de saint, un saint très particulier, qui se nourrit de phrases et d’eau fraîche, qui est prêt pour l’amour parce qu’il a traversé sa propre mer Rouge.



Diriez-vous que ce texte est un « roman » ainsi que le signale la couverture ?

Il y a des personnages et un récit. Ça raconte les aventures d’un certain Jean Deichel pendant un an, de Paris à Prague, en passant par Berlin et la Pologne. C’est donc bien un roman. Mais c’est aussi, plus secrètement, un poème. Un poème secret qui prend la forme d’un roman.


Vous avez participé à la création, en 1997, de la revue « Ligne de risque », pour vous engager dans une « insurrection contre la médiocrité de la vie littéraire », contre « son étiolement », et sa « réduction au calibrage marchand ». Pouvez-vous expliquer ce constat sévère sur la littérature française contemporaine : comment en est-on arrivé là ? Comment y échapper ? Et vous-même, comment vous situez-vous dans ce paysage littéraire ?

L’emprise marchande sur le secteur culturel qu’on appelle « littérature » est de plus en plus violente, au point qu’elle détermine même, chez certains écrivains, le contenu des livres, qui s’écrivent alors pour répondre à une demande, et qui sombrent littérairement dans l’insignifiance. C’est un constat. Je ne suis pas le seul à le faire. Je ne trouve pas non plus qu’il soit exagéré, ni sévère. Des livres résistent à cette emprise, d’autres non. Des écrivains continuent à penser que quelque chose à l’intérieur du langage échappe aux impératifs économiques de la « communication ». Je fais partie de ces écrivains.


Vous dites que la littérature « a pris la place de l’homme à la lanterne en plein jour ». (Votre intervention à la BPI de Beaubourg). Elle s’écrit, dites-vous « contre ceux qui croient savoir », et son rôle est de dénoncer le mal, la mauvaiseté du monde. Il ne peut y avoir, pour vous, de littérature hors de ce combat, de cet engagement ?

Oui, j’ai commenté à Beaubourg la parabole de la mort de Dieu racontée par Nietzsche. Un homme surgit sur une place de marché, avec une lanterne allumée en plein jour. Il crie : « Dieu est mort ! Vous l’avez tué ! Nous l’avons tous tué ! » Tout le monde se moque de lui. Les rieurs de la mort de Dieu pensent qu’ils n’ont pas besoin de lumière puisqu’il fait jour : ils croient savoir. Mais ils vivent en fait dans l’obscurité, parce qu’ils ignorent qu’ils sont des assassins. Un livre est l’équivalent d’une lanterne allumée en plein jour ; il révèle le faux jour de l’époque. Je ne pense pas que la littérature « dénonce » quoi que ce soit, comme vous dites. En revanche, elle réfléchit sur la destruction qui régit notre époque, sur la nervure contemporaine du mal, pour l’éclairer. C’est vrai qu’un livre qui n’est pas traversé par la question du mal me semble à côté de la plaque. Comment représenter un monde qui se fait sauter à chaque instant ? Comment faire l’épreuve de ce krach existentiel qui sous-tend la planète ? À mes yeux, la littérature est nécessairement travaillée par ce questionnement. Je ne dis pas que c’est une définition exclusive ; je ne dis pas que les livres qui se n’affrontent pas à la question du mal ne sont pas des livres, ni qu’il n’y a de littérature qu’à travers ce « combat spirituel », comme dirait Rimbaud. Bien sûr qu’il existe des livres qui se détournent de la métaphysique. Ils ne m’intéressent pas, voilà tout.


Vous dites également qu’en littérature « seules comptent à nos yeux les expériences où se déploie un langage qui soit en même temps une pensée, et où chaque phrase devienne un monde ». Jetez-vous au panier toute la littérature romanesque ?

Oui, je le répète : seules comptent à mes yeux les expériences où se déploie un langage qui soit en même temps une pensée, et où chaque phrase devienne un monde. Je pense que c’est la moindre des choses. Je pense aussi que cette définition de la littérature, pour exigeante qu’elle soit (et toute exigence opère d’abord vis-à-vis de soi-même) est extrêmement large : à part les charlatans, à part les fabricants de camelote littéraire, la plupart des écrivains peuvent s’y retrouver, et, chacun sur son mode, souscrire à une telle phrase.


Vous interrogez beaucoup le nihilisme, dans votre pensée et votre écriture. Pourquoi faites-vous une telle place à cette philosophie ?

Le nihilisme n’est pas vraiment une philosophie. C’est plutôt un processus, repéré par Nietzsche, qui dans l’Histoire, fait croître la destruction. L’histoire du XXème siècle, c’est-à-dire entre autres les deux guerres mondiales, l’extermination des Juifs d’Europe, et Hiroshima et Nagasaki, illustrent la puissance d’un tel processus de dévastation ; celle-ci étend aujourd’hui son règne sur la planète sous diverses formes, celles que prend la barbarie, mais aussi celles, plus ambiguës, qu’empruntent tous les systèmes d’asservissement. La littérature, à mes yeux, doit savoir rendre compte du déchaînement nihiliste qui est à l’œuvre dans le monde, elle doit trouver des formes et des mots à la fois pour représenter ce cauchemar, et inventer une sortie, proposer une ouverture. Comment être libre à l’époque du nihilisme planétaire, c’est la grande question.


Dans « Evoluer parmi les avalanches » le narrateur reprend cette phrase de J.P.Léaud dans « La maman et la putain » de Jean Eustache : « Il faut déplaire à beaucoup pour vraiment plaire à quelques uns ». Est-ce une phrase que vous reprendriez à votre compte ? Même depuis le succès et la reconnaissance que vous a apporté « Cercle » ?

Bien sûr. Le succès, et la reconnaissance vont de pair avec les attaques et l’incompréhension. Je suis très heureux du succès de « Cercle». Mais c’est précisément quand on a du succès que la violence vous assaille. De ce point de vue, je n’ai pas été épargné. Je pense que « Cercle » est un livre qui peut susciter autant d’enthousiasme que de rejet : le rejet est à la mesure de l’enthousiasme. Les lectures de ce livre sont toutes extrêmes, et je m’en réjouis.


Publié dans l'Orient Littéraire du 23 Octobre 2008.

Wajdi Mouawad sur le chemin du pays perdu de son enfance.

Né au Liban en 1968, Wajdi Mouawad est auteur, metteur en scène et comédien. Il quitte le Liban à l’âge de 8 ans et, après un passage de quelques années à Paris, il s’installe à Montréal où il obtient son diplôme de l’Ecole Nationale de Théâtre et co-fonde le Théâtre Ô Parleur. Il signe la mise en scène de nombreux spectacles et l’adaptation théâtrale d’oeuvres telles que Don Quichotte de Cervantès ou Trainspotting de Welsh, mais surtout, il met en scène ses propres textes. Parmi ceux-ci, on signalera plus particulièrement Littoral (Prix du Gouverneur Général du Canada en 2000 et Molière 2005), Incendies (meilleur spectacle en langue française en 2004 et prix de la Francophonie), Forêts et Seuls. Tous ces textes sont disponibles chez Actes Sud.

Entre 2000 et 2004, il crée deux compagnies de création théâtrale, l’une en France et l’autre au Québec, ce qui lui permet de poursuivre son aventure artistique franco-québécoise. Depuis septembre 2007, il est directeur artistique du Théâtre Français du Centre National des Arts à Ottawa. Il est invité par le festival d’Avignon en 2009 en tant qu’artiste associé.

Cet automne, il est omniprésent sur la scène théâtrale parisienne : au Théâtre de la Ville où Dominique Pitoiset met en scène Ni le soleil ni la mort, une de ses dernières créations ; au Théâtre de la Colline où Stanislas Nordey signe une belle mise en scène d’Incendies ; au Théâtre 71 de Malakoff enfin où il va jouer Seuls, spectacle qu’il a déjà emmené en tournée sur diverses scènes françaises et qu’il reprendra en Avignon en Juillet.

Seuls est un solo que Mouawad joue donc lui-même. Il est Harwan, un Libanais exilé au Québec et qui prépare une thèse sur Robert Lepage, grande figure théâtrale québécoise. C’est l’hiver, il neige, et Harwan a du mal à travailler et surtout, à trouver la conclusion de sa thèse. Il tourne en rond dans son appartement, nu ou presque, comme pour faire le pendant aux multiples couches de vêtements qu’il doit superposer lorsqu’il sort. Son téléphone sonne. Au bout du fil son père, sa soeur, son directeur de thèse. Avec chacun, les échanges sont parfois comme autant de soliloques.

Puis Harwan va se rendre à Saint Pétersbourg pour rencontrer Lepage, et il va se trouver enfermé une nuit entière dans les salles du Musée de l’Hermitage. Face surtout à une toile : « Le retour du fils prodigue » de Rembrandt. La nuit sera longue et vertigineuse. Elle durera plus de deux mille ans et elle conduira Harwan aux sources de sa langue maternelle, ou plutôt paternelle, tant le lien père-fils est au coeur de ses tourments mais également au coeur de sa réconciliation avec son « moi » pluriel.

Car la question identitaire accompagne sans cesse, quoique sous des formes multiples, le travail de création de Mouawad. Qui déclarait récemment : « Je me sens Grec par ma passion pour Hector, Achille, Cadmos et Antigone, Juif par mon admiration pour Jésus et Kafka. Je suis bien sûr Chrétien, surtout par Giotto et Shakespeare. Je suis Musulman par ma langue maternelle. » Mais au quotidien, il est surtout hanté par « la peur et la crainte de perdre la passion et la pureté » qui l’habitaient lorsqu’il était adolescent. Gageons que ce n’est pas pour bientôt, et que la passion nourrira encore nombre de créations enflammées et capables de résister à la violence et au désenchantement du monde.

Il y a déjà vingt ans, vous avez écrit un texte, en partie repris pour présenter Seuls et dont je cite quelques lignes : « Si un homme par le plus grand des hasards, croisait un jour, par exemple au sortir d’un épais brouillard, l’enfant qu’il avait été, et si tous deux se reconnaissaient comme tels, et bien ils s’écrouleraient aussitôt la tête contre le sol, l’homme de désespoir, l’enfant de frayeur. » Est-ce donc cela qui est au coeur de votre dernière pièce, cette « rencontre » imaginaire entre l’adulte et l’enfant que chacun porte en soi ? Et pensez-vous qu’ on peut avoir de telles prémonitions quant à ce qu’on va être conduit à faire, à vivre ?

Nous portons en nous quantité de choses, mais nous ne le savons pas. Nous sommes des immeubles habités par des locataires dont nous ne connaissons rien. J’ai le sentiment que ce que l’on porte en soi, ce locataire dont on sait si peu, tout cela est intimement lié à une ou deux choses, souvent très simples, qui ont provoqué en nous un enchantement à l’époque de l’enfance. Cet enchantement, ce peut être le fait de se sentir en harmonie avec la nature, en osmose avec l’univers qui nous entoure. Cela nous a permis de toucher à la légèreté insensée du bonheur, à la joie. Ces choses très simples qui provoquent l’enchantement, ce peut être la saveur d’un fruit, la couleur d’un ciel, le toucher d’une peau, la caresse d’un animal... Ce que l’on porte est lié à ça, mais disparaît de nos mémoires. On est dévoré par la complexité du monde, sa violence, et l’on tente de se faire une raison. Certains refusent de se faire une raison, ou en sont incapables, ce qui les entraîne vers la folie ou la maladie. Et puis, parfois, la mémoire se réveille, et avec elle le refus de s’accommoder de la perte, le refus d’accepter le désenchantement. Et c’est de ça dont il est question dans ce texte comme dans tous mes autres textes.

Pourtant la matière de votre dernier spectacle me semble être très différente des précédents.

En effet dans Seuls, je ne raconte pas le monde mais mon monde. Tous mes textes sont animés par le même désir, mais alors que mes créations précédentes portaient le regard sur ce qui, dans le monde, nous brise, nous écrase et provoque notre douleur, ce spectacle-ci se nourrit d’une matière très personnelle pour poser une question : c’est quoi tout ça ? Pourquoi faut-il se contenter d’une vie douloureuse ? C’est le refus de cette acceptation qui est raconté là. Seuls, c’est l’histoire de ce personnage qui, grâce à la maladie, va arrêter le processus de normalisation qui le condamne lui-même. La maladie est comme l’ange qui vient lui arrêter le bras. Il allait se résigner à devenir professeur d’université. Mais à un moment et au prix d’une traversée éminemment douloureuse, le coma l’interrompt afin qu’il se souvienne que, quand il était petit, il était peintre. Il l’avait totalement oublié.

Vous avez souvent raconté comment se faisait pour vous le travail d’écriture théâtrale, comment il se construisait de façon collective, en fonction de ce qu’apportaient les comédiens pendant les répétitions qui démarrent avant même que le texte ne soit achevé. Pouvez-vous revenir là-dessus ? Cela me semble être si différent du travail d’écriture habituel qui est un processus éminemment solitaire. Comment peut-on donc écrire à plusieurs ?

Il faut quand même préciser qu’il n’y a que moi qui écris. J’écoute beaucoup tout ce qui se dit mais je suis le seul à écrire. Je viens aux répétitions avec l’histoire et cette histoire, je la raconte. Je n’ai pas, à ce stade, trouvé toutes les réponses que je cherchais. Dans Incendies par exemple, je ne sais pas comment le personnage de la mère fait pour reconnaître son fils qui lui a été arraché il y a si longtemps. Chacun apporte ses idées, on échange. Puis, un jour, parlant de tout à fait autre chose, une comédienne me dit qu’elle aimerait jouer un rôle de clown qui ne soit pas drôle du tout. De là m’est venue l’idée du nez de clown, et ce nez m’a donné la clé du personnage du fils.

Les répétitions se passent de cette manière : j’écris une scène, je la lis, et j’exige que tout le monde s’exprime, que chacun dise comment il la ressent. Cela me permet de me taire pendant un long moment, d’écouter, et ce que j’entends provoque en moi des associations d’idées qui, par un effet d’enchaînement, me conduisent aux solutions que je cherchais. Dans un travail de création théâtrale, on part avec des hypothèses. La confrontation des idées, la multiplicité des points de vue, permettent d’examiner ces hypothèses, de les tester en quelque sorte Et quand je rentre chez moi, j’ai trouvé des réponses que je n’aurais pas trouvées seul et je me remets à écrire.

Vous avez dit dans un entretien, que le travail « chorégraphique » de mise en scène vous importait davantage que celui d’écrire...

Quand je monte une pièce, je ne perds pas de vue que le texte va être vu et non lu. La réussite du spectacle m’importe plus que le succès du texte publié. Je n’ai donc aucun mal à couper, ré -écrire, déplacer, recomposer.

Et pour Seuls, alors ? L’avez-vous, là encore, écrit à plusieurs, quand bien même il s’agît d’une matière si personnelle ?

Oui, le travail a été identique. Il y avait sur le plateau non pas des comédiens mais un scénographe, une costumière, un éclairagiste, un directeur technique, un dramaturge, mon assistante... soit onze personnes en tout. L’avis de chacun était sollicité. J’ai besoin par moments de tomber en hypnose, et pour cela il me faut me taire, me mettre à rêver, tout en écoutant les autres. C’est comme ça que je trouve mes meilleures idées.

Pourquoi avez-vous eu besoin, à ce stade de votre parcours, de monter seul sur scène et d’écrire un texte plus autobiographique?

Peut-être est-ce parce que, dans ma vie personnelle, j’avais pris des décisions graves et difficiles à tout point de vue. Il me fallait comprendre où j’en étais. Il me fallait mettre en place un espace de travail plus en adéquation avec ma vie personnelle, c’est-à-dire un espace de travail plus solitaire. J’avais envie de ne plus faire semblant. Je ne pouvais plus faire autrement dans mon travail, de la même façon que je n’avais plus pu faire autrement dans ma vie.

Dans le texte de présentation de votre spectacle, vous écrivez qu’il est temps pour vous de poser la question de ce qu’il advient à la langue maternelle lorsque tout se met à fonctionner à travers une autre langue, une langue apprise, monstrueusement acquise. Pouvez-vous expliciter davantage ces réflexions : pourquoi « monstrueusement » ?

Cela a à voir avec mon contexte familial. J’appartiens à une famille qui ne considère pas que Freud a des choses à nous apprendre quant au fonctionnement du psychisme, à une famille où l’on pense que si le corps va bien, si l’on est en vie, en sécurité et en bonne santé, on va bien, et que les affects n’ont pas d’importance. Dans cette famille où j’ai grandi, quitter son pays, oublier sa langue, cela importe peu pourvu que l’on continue à respecter les traditions et les convenances, pourvu que l’on ait l’air correct et bien habillé.

Pour m’aider à m’intégrer, on s’est mis à me parler français, alors que jusque-là je ne parlais que l’arabe. Et moi aussi, j’étais désireux de parler français pour me faire des copains. Il y a eu donc pour moi, à l’âge de dix ans, un basculement brutal de l’arabe vers le français. Aujourd’hui, j’ai une amnésie totale vis-à-vis de ma langue maternelle. Je suis incapable de réfléchir en arabe. Même si lorsque je suis au Liban, l’arabe revient vite.

Vous êtes originaire du Liban, mais vous avez somme toute passé plus de temps à l’extérieur de ce pays qu’à l’intérieur. J’ai néanmoins lu un texte inédit de vous, écrit au moment de l’été 2006, et qui montre à quel point vous avez été touché par ce qui s’y est passé. Vous sentez-vous Libanais ? Canadien ? Français ? Et cette question de l’identité reste t-elle pertinente pour vous aujourd’hui ?

Cette question reste extrêmement importante pour moi. J’aimerais dire : « je suis Libanais » comme les juifs peuvent dire : « je suis Juif ». Malheureusement, les Libanais ne l’acceptent pas.

Il existe mille manières d’être Libanais et non pas une seule. Il y a aujourd’hui douze millions de Libanais à l’extérieur du Liban, soit trois fois plus au moins que de Libanais au Liban. J’ai rencontré des Libanais partout où je suis allé dans le monde, en Afrique, en Amérique Latine ou plus récemment en Russie, et qui parlaient le russe ; ils étaient originaires du même village que ma famille. Les Libanais sont reconnaissables partout où on les rencontre : ils ont tous gardé un certain rapport à leur culture d’origine, une relation à la langue très caractéristique, une certaine façon d’être dans la narration, un état d’esprit immédiatement reconnaissable. Et pourtant les Libanais n’acceptent pas assez ces différentes manières d’être Libanais et cela explique en partie la guerre civile. On n’arrive pas à vivre ensemble parce qu’on n’accepte pas ces différentes manières d’être Libanais.
En ce sens, si je peux dire que je suis Libanais de façon personnelle, je ne peux pas le dire sur le plan collectif. Je ne supporte pas la mentalité libanaise souvent raciste, je déteste « les parents » libanais, cette génération, cette classe politique que je trouve abjecte dans son discours et son état d’esprit. Elle est le pire malheur qui nous soit arrivé.

Dans votre travail, vous convoquez sans relâche l’Histoire, les mythes, les tragédies antiques, mais aussi les textes sacrés, la parabole du fils prodigue pour votre dernier spectacle par exemple. Pourriez-vous expliquer pourquoi vous avez besoin de vous appuyer sur cet héritage du passé alors que vos thématiques sont dans le même temps éminemment actuelles, modernes ?

J’ai été très traumatisé par le fait qu’on n’a pas été capable de me raconter les événements qui ont marqué ma vie de façon majeure et qui l’ont transformée durablement. La guerre du Liban ne m’a jamais été racontée. On était incapable de me dire qui tirait sur qui, pour quelles raisons et pourquoi tout cela avait commencé. Il y a donc chez moi une réelle obsession, un besoin viscéral de comprendre pourquoi je suis ce que je suis, pourquoi je suis Québéco - Franco - Libanais. Si je suis cela, c’est bien parce qu’il s’est produit dans le passé quelque chose qu’on n’a pas été capable de m’expliquer. Dans ma vie présente, je suis en permanence confronté à ce qui a eu lieu dans le passé et qui affecte ma façon de parler, de vivre, de penser. Il me faut savoir d’où est-ce que tout cela est arrivé. Alors je lis la Bible, les littératures anciennes, je les confronte à ce qui est arrivé dans un passé plus récent, je mets en dialogue tous ces récits qui me bouleversent et je tente d’en faire quelque chose.

Pour revenir à la parabole du fils prodigue et au tableau de Rembrandt qui est au coeur de votre dernier spectacle, de quel retour s’agit-il donc pour vous ?

Je crois que le retour dont il s’agit pour moi, c’est celui de l’écrivain qui chemine vers le pays perdu de son enfance, ses couleurs, sa lumière, sa langue. J’ai souvent été frappé par le fait que les histoires racontées par Robert Lepage mettaient toujours en scène un personnage qui, quittant sa maison, tentait de découvrir le monde ; cela m’apparaissait comme l’exact opposé de mes propres histoires qui mettaient en scène un personnage égaré, tentant de rentrer chez lui. Cela me rappelle les mots de Georges Banu lors d’une émission à Radio Canada : « La quête, c’est la tentative de découvrir le monde ; l’odyssée, c’est la tentative de rentrer chez soi ».


Publié dans l'Orient Littéraire de Février 2009.