lundi 10 mai 2010

L’OULIPO : le jeu au secours du je ?

L’OULIPO, Ouvroir de Littérature Potentielle, a été fondé le 24 Novembre 1960 par Raymond Queneau, François le Lionnais et une dizaine de leurs amis écrivains, mathématiciens et peintres. L’Ouvroir s’apprête donc à fêter ses 50 ans d’existence et pourtant il n’a pas pris une ride. Bien au contraire, il semble qu’il ait trouvé une nouvelle jeunesse (ou bien est-ce la recette d’une jeunesse éternellement renouvelée ?) et ses travaux suscitent un engouement toujours plus grand. Enquête sur un phénomène littéraire plein de (bonnes) surprises.


« Prenez un mot, prenez-en deux, faites cuire comme des oeufs, prenez un petit bout de sens puis un grand morceau d’innocence, faites chauffer à petit feu, au petit feu de la technique, versez la sauce énigmatique, saupoudrez de quelques étoiles, poivrez et puis mettez les voiles. Où voulez-vous donc en venir ? À écrire vraiment ? À écrire ? »
Ainsi s’exprimait Queneau dont le propos était d’inventer avec ses complices de nouvelles formes poétiques ou romanesques résultant d’un transfert de technologie entre mathématiciens et écriverons (sic). Ce sont ces préoccupations, au croisement du langage et des mathématiques, qui aboutirent à la création de « 100 000 milliards de poèmes ». En composant dix sonnets de 14 vers chacun et en les combinant de façon méthodique, Queneau obtient 1014 poèmes.
L’Oulipo compte aujourd’hui 35 membres, dont 13 excusés pour cause de décès. Car à l’Oulipo, on ne fait pas de distinction entre les vivants et les morts. Et si le groupe a réussi à survivre à la disparition des plus célèbres d’entre eux (R.Queneau, mais aussi G. Perec ou I.Calvino), c’est qu’il procède régulièrement à des co-optations qui se sont révélées d’excellents choix. Les nouveaux venus se sont parfaitement intégrés à l’esprit du groupe. Parmi les membres actuellement actifs, on citera Hervé Le Tellier, Paul Fournel ou Marcel Bénabou, secrétaire provisoirement définitif et définitivement provisoire. L’objectif néanmoins reste le même depuis le début de l’aventure : inventer des règles de composition poétique qui permettent de créer des oeuvres nouvelles et de dégager les potentialités, les ressources cachées, les richesses secrètes des oeuvres existantes. L’activité éditoriale du groupe est très importante depuis 1992 avec la publication des fascicules de la Bibliothèque Oulipienne chez Castor Astral, de l’Abrégé de Littérature potentielle chez1001 Nuits, ou de la toute récente Anthologie de l’Oulipo chez Gallimard. En outre, plusieurs de ses membres ont publié à titre personnel nombre de romans et recueils de poèmes qui rencontrent un succès qui va bien au-delà de leurs aficionados habituels. L’intérêt grandissant que suscite l’Oulipo s’observe également par leurs lectures publiques qui se multiplient et font salle comble : celles qui se tiennent tous les mois à la Bibliothèque Nationale par exemple, ou celle qui a eu lieu au Louvre il y a peu, à l’invitation d’Umberto Eco, sur le thème des listes et inventaires, et pour laquelle il était difficile de trouver un strapontin de libre. Le spectacle « Pièces détachées », créé il y a 4 ans, a été joué deux saisons successives à Avignon, longuement repris au Théâtre du Rond Point, et il tourne à présent partout en France et ailleurs. Il faut également mentionner les commandes publiques qui sont adressées aux oulipiens par des institutions ou des villes ( ils ont récemment créé une oeuvre littéraire spécifique pour le Tramway de Strasbourg) ou le colloque international qui est en préparation et qui aura lieu à la Sorbonne en Mai 2010. International en effet, car l’Oulipo traverse à présent les frontières et essaime partout en Europe mais aussi aux USA, au Canada et jusqu’en Australie. Notons enfin que le mouvement a fait des petits avec l’Oulipopo qui se préoccupe de littérature policière, l’Oupeinpo qui s’intéresse à la peinture, l’Oumupo qui se consacre à la musique comme l’Oucipo au cinéma. Mais où qu’ils se trouvent, les oulipiens se reconnaissent toujours dans la définition qu’a donnée d’eux leur illustre fondateur qui affirmait qu’ « un oulipien est un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir », un labyrinthe de mots, de sons, de phrases, de paragraphes, de chapitres, de livres, de bibliothèques, de prose, de poésie etc.

Mais l’Oulipo d’aujourd’hui est-il vraiment le même que celui des débuts ? M.Bénabou l’affirme sans hésitation, lui qui est là depuis 41 ans. Il souligne que les objectifs poursuivis restent « l’exploration du langage et des possibilités que donne l’invention de nouvelles contraintes, de nouvelles structures formelles ». L’esprit ne s’est donc pas modifié, seule la renommée s’est élargie. Bénabou attribue le succès actuel à « un rapport décontracté que nous entretenons au langage et à l’écriture. Nous avons désacralisé la littérature et l’écriture sans tomber dans l’esprit des chansonniers. Et de ce fait nous occupons une place particulière qui plait aux gens cultivés.» Car cet engouement, s’il est bien palpable, se fait néanmoins dans un cadre restreint, celui des amateurs de poésie et de jeux de langage qui trouvent dans la démarche oulipienne tout à la fois une dimension ludique et une réelle exigence, l’articulation du jeu à un vrai travail littéraire qui repose sur des références culturelles. Il existe donc une complicité forte entre auteurs et lecteurs oulipiens. Bénabou affirme d’ailleurs que le lecteur, « s’il n’est pas d’emblée oulipien, devrait normalement le devenir peu à peu ». Il y a une « formation préalable nécessaire » pour apprécier véritablement les productions oulipiennes, ou du moins un état d’esprit. Ces textes ne s’adressent donc pas à n’importe qui et beaucoup de gens n’aiment pas qu’on désacralise ainsi le langage. « Si nous sommes à présent devenus intouchables, nous étions très critiqués par le passé. On nous traitait d’amuseurs publics, de rigolos. On parlait à notre propos de Grenier de Montmartre. On nous reprochait de pratiquer une littérature populaire, ce qui est le contraire même de notre démarche puisque nos lecteurs doivent avoir, pour nous apprécier, un minimum de culture ». Élitistes donc les oulipiens ? D’une certaine façon sans doute. Hervé Le Tellier préfère parler d’une esthétique de la complicité ». « Lire un texte à contraintes exige un effort. C’est pourquoi il faut affirmer qu’il y a derrière tout texte oulipien le regard d’un lecteur lui-même oulipien ».

On en vient donc à la question des « contraintes » à propos desquelles Perec disait : « Au fond, je me donne des règles pour être totalement libre ». Paroles amplement commentées depuis. Les contraintes oulipiennes permettraient donc de se libérer du problème de l’expression de soi. Bénabou confirme que « dès l’origine il est vrai, l’idée de faire appel à des modèles mathématiques, à des structures, était un moyen de sortir du tête-à-tête avec soi-même qui risquait d’être lassant ». Et à propos duquel Jacques Roubaud écrit : « La contrainte était un pharmakon, un remède (remède et poison, poison aussi) à la mélancolie du roman qu’éprouve le romancier dans une époque où la répétitivité maniaque des schémas éprouvés depuis déjà au moins deux siècles engendre l’ennui profond, passion fondamentale du XXe siècle ». Il y a donc bien pour les oulipiens ce constat que depuis 40 ou 50 ans, il se publie chaque année en France 600 à 700 romans dont très peu sont réellement lisibles. Il y a là quelque chose qui cloche et le recours à la contrainte est pensé comme remède à cette littérature qui « tourne en rond et ne tourne pas rond ». Le jeu volerait ainsi au secours du je ? Bénabou soutient que « le recours à la contrainte n’interdit pas le je. Le moi s’accommode de tout, même de la contrainte. Simplement, on ne dit pas les choses directement mais au travers d’une grille ». Et il ajoute :« Quand Perec choisit la contrainte du lipogramme (texte où l’on se passe d’une lettre) ou des alphabets restreints, il choisit des contraintes qui reposent toutes sur le manque. Or le manque est le drame de Perec, manque de mère, de famille, de communauté d’identification. Le choix de cette contrainte est une façon pour lui d’être au coeur de son moi ». Y compris à son insu.
Il arrive que l’on parle des oulipiens comme de chercheurs. Car ils sont en effet de véritables explorateurs du langage, qui se sont souvent aventurés dans les espaces du « langage cuit » selon l’expression de Desnos, c’est-à-dire les clichés, expressions, formules, proverbes et dictons qui forment un véritable trésor au sein de la langue française. « J’ai trouvé dommage que ce réservoir reste figé, explique Bénabou, et j’ai emprunté la démarche de Desnos pour défiger la langue ». Cette démarche repose sur le principe de la substitution. Par exemple, partant d’un aphorisme de Klausewitz, Bénabou conserve la structure de la phrase et, en apportant un vocabulaire nouveau, fabrique quantité d’autres aphorismes. Au point d’en confier la fabrication à une machine, un programme informatique. Ce recours à la machine a de quoi troubler : peut-on ainsi mettre de côté la question du sens et explorer le langage à travers de purs exercices formels ? À quoi Bénabou répond qu’il ne s’agit pas d’être esclave de ce que l’on produit et que le sens intervient au moment de la sélection des aphorismes que l’on conservera. Mais que l’on pourra aussi faire le choix du non-sens.
L’Oulipo, qu’est-ce que c’est finalement ? Une avant-garde ? Un mouvement littéraire ? Une société secrète ? La question ne le surprend pas et Bénabou répond sans hésiter qu’il s’agit avant tout d’ « une bande de copains qui ont des intérêts communs et notamment un regard sur la littérature et le langage et le goût de l’exploration ». Nous sommes à la bibliothèque de l’Arsenal qui abrite les archives de l’Oulipo et qui leur offre un cadre de réunion. Quoiqu’ils préfèrent souvent aller au restaurant...

Article publié dans l'Orient Littéraire de Février 2010.

Tabucchi : « La littérature doit provoquer une certaine intranquillité ».

Italien de naissance mais Portugais de coeur, Antonio Tabucchi, né à Pise en 1943, est une figure majeure de la littérature contemporaine et l’un des écrivains italiens les plus lus en dehors de son pays. C’est alors qu’il est étudiant à Paris en 1962 qu’il découvre Fernando Pessoa, dans une traduction française du « Bureau de tabac ». Son enthousiasme le conduit à se plonger dans la langue et la culture portugaises et à traduire en italien toute l’oeuvre de Pessoa, avec la collaboration de sa femme, Marie-José de Lancastre, rencontrée au Portugal. De 1987 à 1990, il dirige L’institut culturel italien de Lisbonne et la ville servira de cadre à plusieurs de ses romans. Tabucchi enseigne la littérature portugaise à l’université de Sienne, il est chroniqueur pour le Corriere della sera et El Pais, et membre fondateur, en 1993, du Parlement International des Ecrivains qui a pris la défense de nombreux écrivains menacés dans leurs pays respectifs, dont Salman Rushdie. Au cours de la campagne électorale italienne de 1995, le protagoniste de son roman « Pereira prétend » est devenu le symbole de l’opposition de gauche à Silvio Berlusconi. Et Tabucchi est actuellement poursuivi en diffamation, suite à un article paru dans l’Unita en mai 2008, dans lequel il s’interroge sur les liens éventuels de Renato Schifani, le président du Sénat, avec la mafia. Estimant à juste titre que ces poursuites judiciaires étaient une atteinte à la liberté d’expression, Gallimard a lancé une pétition de soutien qui a fait le tour du monde. Tabucchi a reçu entre autres distinctions littéraires, le prix Médicis étranger 1987, le prix européen Jean Monnet 1994, le prix Nossack de l’Académie Leibniz en 1999 et le prix France Culture 2002. Son livre « Tristano meurt » a été désigné meilleur livre de l’année par le magazine Lire en 2004. Il a publié près d’une trentaine d’ouvrages, tous traduits en français au Seuil, chez Christian Bourgois ou Gallimard, et parmi lesquels on citera « Piazza d’Italia », « La nostalgie du possible », ou le plus récent, « Le temps vieillit vite » paru en 2009 chez Gallimard avant même sa sortie en Italie. Certaines de ses oeuvres ont été portées au cinéma, dont « Nocturne indien », et « Pereira prétend », lui apportant une très large renommée internationale. Nous avons rencontré à Paris, ville qu’il affectionne particulièrement, cet « écouteur d’histoires » comme il aime lui-même à se décrire, ajoutant, « je sais toujours quand une âme ou un personnage est en train de voyager dans l’air et a besoin de moi pour se raconter. Écouter et raconter, c’est un peu la même chose. Il faut apprendre à être disponible, à laisser en permanence la porte de son imagination ouverte. Mes histoires, mes livres, je les ai tout simplement accueillis; vous vous en doutiez, je crois aux muses ». Entretien dense et passionnant qu’on aurait voulu prolonger davantage tant cette hauteur de vue est rare et précieuse.

Le temps est l’un des thèmes majeurs de votre oeuvre romanesque. Votre dernier livre s’intitule « Le temps vieillit vite », mais déjà dans votre premier ouvrage, le héros Volturno, souffrait d’un « mal du temps », maladie qui se manifestait par un décalage entre sa temporalité intérieure et la temporalité extérieure. Pourquoi ce thème est-il si présent tout au long de votre oeuvre ?

Si la création du monde est marquée par le passage des ténèbres à la lumière, ce n’est pas ce passage qui crée le temps, mais l’écriture : c’est l’écriture humaine qui a créé le temps, et le temps est donc une dimension fondamentale de notre humanité, que nous pouvons difficilement appréhender dans sa totalité. Nous ne pouvons y faire que quelques incursions. Selon les époques, le sentiment du temps a beaucoup varié. Le Goff a montré qu’au Moyen âge, il y avait deux temporalités différentes, celle des marchands et celle de l’Eglise. Einstein définit le temps dans les termes de la physique, et montre que le temps est fonction de l’espace. Bergson réplique que le temps ne peut s’appréhender par la science physique, et qu’Einstein est passé à côté d’une dimension essentielle du temps, celle de la conscience, celle de la durée. Chaplin lui aussi aborde cette réflexion dans « Les temps modernes ». Quant aux sociologues de la post-modernité, J.F.Lyotard et M. Augé, ils définissent notre époque comme un présent absolu, c’est-à-dire comme une époque qui ne comprend pas le passé et du coup, n’imagine pas le futur. Il est vrai qu’un certain nombre d’évolutions récentes ont compliqué le sentiment du temps : je pense par exemple à l’arrivée au sein de l’Europe des pays de l’Europe de l’Est qui ont un calendrier si différent de celui des pays de l’Europe de l’Ouest ; je pense aux idéologies négationnistes qui falsifient le temps et nient Auschwitz et les camps d’extermination ; je pense enfin aux évolutions technologiques qui abolissent la dimension matérielle des choses (pensons par exemple à la dématérialisation de l’argent), mais qui abolissent également l’espace, puisqu’on peut, depuis son salon, vivre en direct des événements qui se passent à l’autre bout de la planète.

Ce mal du temps serait-il donc le symptôme d’une inadaptation de vos personnages au monde dans lequel ils vivent ?

Disons que ce mal du temps est une sorte de décalage. Volturno que vous avez cité, a le même sentiment qu’un artiste, c’est-à-dire qu’il se sent en permanence en décalage avec la contemporanéité. Mais ce décalage lui permet de regarder le monde avec des yeux différents. Ce décalage qui provoque en lui une forme de désaccord, est donc porteur d’une dimension positive, d’une dimension éthique.

On sait que l’une des premières manifestations de tout pouvoir politique a trait au temps. Depuis l’Antiquité, prendre le pouvoir, c’est prendre possession du temps. Chaque nouvelle civilisation a voulu instaurer un nouveau calendrier, qu’il s’agisse de la révolution française ou du fascisme italien. On pense aussi aux hommes politiques qui, sous toutes les latitudes, ont toujours pour projet de construire le futur. Et l’on sait les désastres que cette utopie a provoqués au siècle dernier. Même les Américains ont tenté, avec un succès très relatif, de prendre le contrôle du temps en imposant au monde une nouvelle histoire qui commencerait le 11 septembre 2001. D’où le rôle salutaire de ce sentiment de décalage, de ce mal du temps.

Le passé est néanmoins souvent source de souffrance pour vos personnages, sans doute en raison de son caractère immuable, mais également parce que la nostalgie de ce qui a été empêche la possibilité d’un bonheur présent. C’est le cas par exemple dans « Pereira prétend ».

Pereira n’arrive pas à accomplir le que la culture grecque a appelé la catharsis. La catharsis, qui correspond plus ou moins à ce que Freud nomme le nécessaire « travail du deuil », est fondamentale, non seulement sur un plan personnel mais aussi d’un point de vue collectif, à l’échelle d’un pays par exemple. Chaque pays sans exception doit être capable de regarder son passé, non seulement les pages glorieuses de ce passé, exaltées dans les monuments commémoratifs, mais aussi et surtout les hontes de ce passé. Quand Pereira comprend qu’il lui faut entreprendre ce travail de deuil, il pose un acte qui appartient enfin vraiment au présent : il prend tous les risques pour raconter une vérité trop longtemps tue. S’opère alors un mariage entre lui-même et son présent. Il s’extrait enfin de son passé et une nouvelle vie devient possible pour lui : une renaissance.

Est-ce pour ces raisons que la thématique du dialogue avec les morts est si présente dans vos livres, dans « Piazza d’Italia » ou « Requiem » par exemple ?

Les morts sont nos racines. Je ne crois pas aux racines terrestres ou géographiques. Je crois à celles de la mémoire. Le culte des ancêtres existe chez les peuples les plus primitifs. Il nous faut toujours nous rappeler que nous ne venons pas de rien, que nous sommes un maillon dans une longue chaîne.

Il y a aussi ce thème, central dans votre oeuvre, de la nostalgie. Est-ce l’équivalent de la « saudade » portugaise, ce sentiment particulier qui amène un personnage à se laisser bercer par l’étrange souvenir de ce qui n’a pas eu lieu ? Est-ce une nostalgie sans objet, une conscience d’être assujetti au temps et voué à la mort ?

J’ai beaucoup écrit et beaucoup réfléchi à ce sentiment très étrange qu’est la nostalgie. J’y reviens encore dans mon dernier recueil avec deux nouvelles qui illustrent deux cas assez étonnants de nostalgie. Dans l’une, « Bucarest n’a pas changé », un vieux juif qui a vécu dans l’enfer de la Roumanie de Ceausescu se réfugie en Israël où il passe le reste de sa vie et où il peut enfin se reconstruire et fonder une famille. Néanmoins, il a la nostalgie de son passé, la nostalgie de cet enfer. Dans « Les morts à table », un ancien espion de la RDA vit dans la nostalgie du mur qui divisait Berlin. La nostalgie est une chose extrêmement complexe et elle peut même être nostalgie du pire. Cette notion existait déjà chez Baudelaire qui parle de la vie comme d’un hôpital où chaque malade voudrait changer de lit. Ou chez Conrad qui publie en 1998 un recueil intitulé « Tales of unrest ». La nostalgie entre aussi sans doute pour beaucoup dans ce qui nous pousse à écrire, dans ce désir, ce mouvement qui nous met en branle. Je ne pense pas en avoir fini avec l’exploration de cette thématique et je prépare actuellement une édition enrichie de mon livre « La nostalgie du possible ».

Vous avez décrit la littérature comme étant une forme de connaissance et une forme de mémoire. Et plusieurs de vos romans sont remplis de références à des auteurs de toutes les époques. Pouvez-vous nous éclairer davantage là-dessus ?

La littérature est, plus encore que l’histoire, le plus grand dépôt de la mémoire humaine. On fait l’histoire avec des documents d’archives, mais parfois ces documents sont muets ou sourds et susceptibles dès lors d’interprétations diverses. Parfois aussi, les documents viennent à manquer. La littérature en revanche est toujours là, elle accueille tout et tout le monde. Rien de plus démocratique que la littérature : on y entre sans statut ni carte de crédit. On y trouve le Gavroche des « Misérables », le petit moineau auquel Catulle dédie une élégie, ou l’ode à la carotte de Neruda. On y entend les cuisinières et les femmes de ménage qui conversent derrière une porte close, dans « Anna Karenine ». Aucun objet de l’expérience humaine n’en est exclu, aucun sentiment non plus. La littérature regarde partout. Mais elle est aussi une forme de connaissance et elle nous donne accès à des expériences fondamentales de l’âme humaine qu’on ne pourrait pas vivre soi-même. Prenons le sentiment amoureux. Vivre un grand amour est déjà une bénédiction. En vivre deux est un rare privilège. On ne peut donc connaître toutes les nuances du sentiment d’amour que si l’on lit « Tristan et Yseult », « Roméo et Juliette », « Madame Bovary », « Anna Karenine » et d’autres livres encore. La littérature nous informe bien plus largement que l’expérience. Elle nous ouvre des univers infinis, tout un cosmos.

Pour reprendre une thématique chère à Pessoa, vous avez souvent dit et écrit que la littérature devait « provoquer une certaine intranquillité ».

Certains livres appartiennent aux siècles passés et néanmoins ils possèdent encore le pouvoir de nous inquiéter parce qu’ils sont éternels. La littérature nous met en éveil, provoque notre intranquillité, quand les hommes politiques ou les religions nous tranquillisent et nous rassurent. Ainsi elle nous maintient dans le doute et la suspicion et ce faisant, elle garde notre âme vivante et vivant notre esprit. Grâce à la littérature, on comprend que les systèmes binaires, les oppositions simplistes de type noir/ blanc ne sont pas le moyen d’accéder à la vérité, et que celle-ci est toujours plus complexe. Elle nous propose d’autres chemins à emprunter, celui de l’épiphanie joycienne ou celui de l’illumination rimbaldienne. La littérature signale les fissures, les imperfections, les tremblements. Elle ne nous narcotise jamais. Cette action soporifique, ce sont les discours religieux ou politiques qui s’en chargent, et parfois également les autres médias et en particulier la télévision. La littérature montre ce qu’une caméra ne voit pas, et parce qu’elle est flexible, parce qu’elle fait appel à l’imagination, elle illumine les coins obscurs de la vie auxquelles les caméras n’accèdent pas. Elle ne peut pas, elle ne doit pas, entrer en compétition avec les autres médias, utiliser leur langage ou leurs méthodes.

Vous êtes très critique du discours politique et vous n’avez pas hésité à vous engager contre certaines idéologies ou personnes.
Je suis en effet violemment critique du populisme fascisant de Berlusconi, qui ressemble étrangement au modèle Mussolinien ou à celui de Ceausescu. Tous reposent sur une certaine vision du chef comme homme providentiel envoyé par Dieu et qui aurait la solution à tous les problèmes. Ces chefs s’adressent directement au peuple, aux foules, en passant au-dessus des lois et des institutions, et ils cherchent à conquérir les sympathies à tout prix. Ce populisme banal, insolent, médiocre et qui méprise les institutions a déjà été stigmatisé par C.E.Gadda, ce grand écrivain milanais. Pour ma part, je profite d’un accès plus facile aux médias en raison de ma notoriété pour donner une plus large audience à mes prises de position. Je rejoins en cela le point de vue de Maurice Blanchot qui évoque cette forme de participation citoyenne que l’on peut avoir en tant qu’intellectuel, pour des raisons à la fois éthiques et esthétiques. Et qui est très différent du point de vue de Gramsci lorsqu’il parle de l’intellectuel organique au service d’un parti.

Evoquant les raisons esthétiques de votre engagement, vous avez fait référence à cette « laideur anthropologique » que vous stigmatisez aujourd’hui en Italie ?

Le langage est une des premières choses qui soient tombées malades en Italie. Quand on écoute les émissions de télévision, y compris le journal télévisé, ou certains hommes politiques, cela fait mal. De gros mots reviennent des dizaines de fois. La langue est pauvre, relâchée, pleine d’erreurs grossières. J’ai pourtant en mémoire une Italie où le peuple, y compris les personnes peu cultivées, parlaient une si belle langue.

La littérature y peut-elle quelque chose ?

Je vous répondrai simplement en rappelant que tout mauvais pouvoir, tout pouvoir à tendance totalitaire, hait la littérature. Ce n’est pas par hasard que les nazis brûlaient les livres ou que le goulag était plein d’écrivains. Si Staline a envoyé Ossip Mandelstam au goulag, c’est avant tout parce qu’il était un grand écrivain.


Publié dans l'Orient Littéraire d'Avril 2010.