vendredi 19 février 2010

Léonora Miano : « J’écris dans l’écho des cultures qui m’habitent ».

Léonora Miano est née en 1973 à Douala, sur la côte du Cameroun. C’est dans cette ville que se déroulent son enfance et son adolescence. Jusqu’en 1991 où elle part pour la France. Et c’est là qu’elle réside depuis. Elle écrit ses premières poésies à l’âge de huit ans. A l’adolescence, elle aborde le roman. Mais elle attendra longtemps avant de proposer ses textes à des éditeurs, le temps dit-elle de « posséder une écriture personnelle qui contienne son tempérament et restitue sa musique intérieure ». Elle a donc trente ans passés lorsqu’elle publie son premier roman : L’intérieur de la nuit (2005). Suivront Contour du jour qui vient (2006) qui obtient le Goncourt des Lycéens, et Tels des astres éteints (2008), tous trois chez Plon. Son quatrième roman, Les aubes écarlates, vient de paraître et il se fait déjà une large place dans les rubriques culturelles encombrées de la rentrée. Car Miano a un talent singulier et sa plume est à la fois âpre et passionnée. Cette jeune femme à la sensibilité à fleur de peau est habitée par les tourments identitaires du monde noir. Elle affirme qu’ « être Africain de nos jours, c’est être un hybride culturel. C’est habiter la frontière ». Et c’est là qu’elle se tient, sur cette frontière, assumant la part d’ombre et la part de lumière qui est au coeur de toute aventure humaine.

Les aubes écarlates viennent clore le triptyque consacré à l’Afrique, L’intérieur de la nuit et Contours du jour qui vient formant ses deux premiers volets. Miano y raconte le terrible parcours d’Epa, enfant soldat enrôlé de force dans les troupes d’Isilo, un chef de guerre mégalomane qui rêve de rendre sa grandeur à toute une région de L’Afrique équatoriale. Epa parvient à s’enfuir après avoir constaté que le quotidien de l’armée à laquelle il appartient, loin de ressembler à une libération, est fait de rapines, d’exécutions et de viols. Il traverse le Mboasu pour échouer à « La Colombe », un centre qui recueille les enfants abandonnés. Il livre alors un étrange récit : il dit avoir croisé à plusieurs reprises des ombres enchaînées demandant réparation pour les crimes du passé. Tout son périple est hanté par l’esprit des morts de la traite négrière. Prenant alors conscience des maux qui rongent l’Afrique, cette terre qui ne cesse de se faire souffrir elle-même, Epa se remettra en marche pour retrouver ses compagnons d’infortune et les rendre à leur famille, afin que soit enfin possible une paix durable.

Ce roman pose mille questions passionnantes et difficiles, autour desquelles nous avons échangé avec Miano, au cours d’un entretien où l’on sent qu’elle est à vif, souvent sur la défensive, signe d’une très vive sensibilité et d’un réel engagement.

Le choix du titre, ou plus précisément du sous-titre « Sankofa cry » est évidemment intriguant. Si on comprend le sens de Sankofa au fil de la lecture - vous y revenez maintes fois, l’expliquant de façon « théorique » ou de façon plus imagée, dans la bouche de Aïda qui en parle comme d’un oiseau - il reste que ce titre en trois langues différentes est énigmatique. Pouvez-vous expliquer ce choix ?

Je reviens sur ce choix dans la postface du roman. Coupler un titre en français avec un sous-titre mêlant l’akan, langue parlée en Afrique de l’Ouest, et l’anglais dans lequel s’expriment de nombreuse populations d’ascendance africaine, vient de la volonté d'embrasser, le plus possible, les territoires et les populations concernés par la traite transatlantique. Pour moi, il est assez naturel de procéder ainsi, dans la mesure où je pense appartenir moi-même à différents espaces culturels. Il s’agit donc pour moi d’inscrire la création littéraire dans la réalité hybride - ou « créolisée » pour reprendre le terme utilisé par Edouard Glissant - qui est bien celle de l’Afrique subsaharienne. Les peuples africains sont, eux aussi, enfants de la traite négrière. Elle a opéré en eux des mutations que la colonisation n’a fait qu’intensifier. Mon roman espère, à sa manière sciemment chaotique, le surgissement d’une nouvelle conscience diasporique. Qui ne peut s’opérer si l’on ne regarde pas en face ses propres ombres pour pouvoir les chasser. Sankofa cry est donc un appel au souvenir.

Vous avez inscrit en exergue une très belle phrase d’Aimé Césaire : « Or, comprenez, je ne vous donnerai pas quittance de vous-mêmes ». J’aimerai que vous la commentiez.

La citation de Césaire a été choisie parce qu'il représente beaucoup pour moi. Je ne serais pas l'auteur que je suis si je ne l'avais pas lu très tôt. Cette phrase me parait très explicite. Elle se passe vraiment de commentaire...

La construction de votre roman est particulière, intercalant plusieurs voix, celle d’Epa, celle d’un narrateur extérieur, et une autre voix qui reste plus indéfinie et qui parle au « nous » dans les parties nommées « Exhalaisons ». Cette voix interpelle, s’adresse. Il y a donc plusieurs « Exhalaisons » et d’autres parties, beaucoup plus longues, nommées « Latérite », « Embrasements », « Coulées ». Cette composition fait-elle référence à d’autres formes culturelles, africaines ou autres ?

J'utilise le jazz, musique métisse par excellence, pour la construction de mes romans, bien que de manière différente à chaque fois: la polyphonie, la circularité, la répétition, la recherche d'un phrasé précis... sont autant de procédés que j’emprunte au jazz. A mon avis, bien des auteurs peuvent recourir à des procédés assez proches des miens, sans nécessairement se référer à cette musique. Dans ce roman néanmoins, les personnages ont été traités comme les instruments d'un orchestre. Chacun a sa voix, sa sensibilité. Le monologue d'Epa est un chorus vocal. En dehors des férus de théorie littéraire, je ne suis pas certaine que les lecteurs s’attacheront à ces questions de structure. Un roman doit d'abord leur raconter une histoire. J'espère qu'il y en a bien une dans Les aubes écarlates.

Vous donnez dans ce texte d’une grande puissance, un vision très âpre, très violente, presque désespérante du continent africain. Pourquoi cela ? Etes-vous sans espoir quant à l’avenir de l’Afrique, à ses « lendemains confisqués » ?

J'en ai un peu assez d'entendre ça... Un roman, ce n'est pas le Guide du Routard. On n’ écrit pas pour inciter les gens à voyager dans tel endroit ou dans tel autre. Les écrivains sont des artistes. Leur premier matériau est leur propre sensibilité. Il se trouve que la mienne, pour des raisons qui m'appartiennent, est un peu écorchée. J'écris comme on chante le blues.


Si j'avais perdu espoir concernant l'Afrique, cela signifierait que j'aurais cessé de croire en l'humain. Le monde n'existe pas, sans l'Afrique. Il est un corps indivisible. Lorsque les lendemains semblent confisqués dans un espace donné, ils le sont pour tous. Aucun de nous n'est vraiment libre, tant que nous ne le sommes pas tous. Si vous me posez cette question en ces termes, c'est que, contrairement à moi, vous ne vivez pas avec l'idée chevillée au corps qu'il n'y a qu'une humanité. Ce n'est pas d'un côté l'Afrique et de l'autre, le reste du monde.
Par ailleurs, si même on voulait supposer que mes écrits ne se rapportent pas au genre humain dans sa globalité, mais uniquement à la zone subsaharienne du continent appelé Afrique, je ne vois pas comment il serait possible de triompher des difficultés sans les regarder en face. Pour moi, nommer le mal, le circonscrire le plus clairement possible, c'est déjà le transcender. Je souhaite à tous les pays d'avoir des auteurs capables d'affronter l'ombre pour trouver la lumière. C'est un acte de foi: il faut être convaincu que la lumière existe au bout du tunnel, lorsqu'on décide de s'y aventurer.

Vous revenez à plusieurs reprises, et de différentes manières, sur ce suprême « péché continental » africain qui serait l’oubli. On a pourtant le sentiment, peut-être erroné puisqu’on n’y vit pas, que de multiples manières, les différents peuples africains sont très en lien avec leur mémoire, leur passé. Pouvez-vous vous expliquer là-dessus ?

Je ne dis pas que tout a été oublié. Le roman parle des millions d'individus qui ont péri durant la traite négrière transatlantique, et qui n'ont pas de mémoire sur la terre de leurs ancêtres. Cet "oubli" est dû à des raisons objectives. A mes yeux, il s'agit d'une faute.

Les deux personnages, Epa et Eso, sont-ils en quelque sorte comme des jumeaux ? Est-ce ce que vous avez voulu suggérer par la proximité de leurs prénoms ?

Leurs prénoms sont proches parce que j'avais choisi ce procédé pour l'esthétique de L'intérieur de la nuit, roman antérieur à celui-ci, et dans lequel on les rencontre. Ils sont originaires du village d'Eku, où les noms masculins commencent tous par un E, et les noms féminins par un I.
En revanche, il y a bien un lien entre ces deux personnages. Pour moi, ce sont des frères ennemis ; les conflits qui les opposent miment les tensions bien connues entre Africains et Afrodescendants. Chacun est trop abîmé dans sa propre douleur pour accéder à celle de l'autre. Puis-je vous inviter à lire la page consacrée aux Aubes écarlates sur mon site web ? Je m’en explique plus amplement.

Vous vivez en France depuis 1991. En me livrant à un rapide calcul, je constate que vous y avez donc vécu autant qu’au Cameroun. Au Cameroun même, vous avez vécu je crois dans un environnement « acculturé ». Pourquoi l’Afrique « traditionnelle », reste t-elle donc si présente dans votre écriture ?

Je ne suis pas sûre de vous suivre quand vous dites: "Afrique traditionnelle". Il me semble au contraire que ce roman se déroule en grande partie dans un espace urbain... Lorsque ce n'est pas le cas, les personnages circulent en jeep et manient des AK-47. Quant à la croyance aux esprits, à la capacité des morts à se manifester dans le quotidien des vivants, les films étasuniens en sont remplis. Tout simplement parce que les humains croient à ces choses, quelle que soit leur culture. L'Afrique qui est présente dans mes romans est métisse, parce que telle est la réalité de ce continent. L'Afrique "traditionnelle", cohabite avec les téléphones portables. C'est bien le cas dans Les aubes écarlates.

Vous percevez-vous vous-même comme « africaine » ?

Oui. Je suis noire - c'est à dire une personne attachée à l'histoire des peuples qui ont été désignés par ce terme, et attachée surtout aux luttes qui en ont découlé - , subsaharienne, et citoyenne française.

La langue dans laquelle vous écrivez est un français relativement « classique », même si le texte est émaillé d’expressions linguistiques typiquement camerounaises. Ce choix d’écriture surprend. Voulez-vous le commenter ?

Contrairement à d'autres auteurs subsahariens, je m'intéresse plus à faire éclater les structures classiques qu'à perturber la langue. J'écris dans un français accessible à tous les francophones, parce qu'il m'importe d'être comprise. Lorsque je veux être créative, m'exprimer en tant qu'artiste, je le fais avec la construction du texte. Cela dit, ma langue d’auteur n’est un français classique qu’en apparence. Les correcteurs des différentes maisons d’édition avec lesquelles j’ai collaboré le savent. Ma ponctuation n’est pas toujours orthodoxe. Elle cherche des rythmes non européens. Il y a toujours dans le soubassement de la phrase, une multitude d’autres langues. Celles dans lesquelles je ne pense pas, mais que je ressens. J’écris dans l’écho des cultures qui m’habitent : africaine, européenne, afro-américaine, caribéenne. Tout cela vient naturellement se loger dans le texte. Mon esthétique est donc frontalière. Elle utilise la langue française, mais ses références, les images qu’elle déploie sur la page appartiennent à d’autres sphères. Ma culture littéraire française est extrêmement limitée, et je n’en souffre pas. Point n’est besoin d’avoir lu Proust ou Céline pour écrire en français. Ecrire en français, ce n’est pas écrire français.

Vous avez écrit, dans un texte que vous publiez sur votre site personnel, que si vous étiez bien une femme, vous n’étiez pas « très sûre d’appartenir au genre féminin ». Pouvez-vous clarifier ce que vous entendez par là ?


Il me suffit de lire un magazine féminin pour me poser des questions sur mon genre. La plupart du temps, je me sens très peu concernée par les choses qui intéressent les femmes, les européennes en particulier, mais les autres aussi finalement. Il ne m'est pas souvent arrivé de m'identifier à des femmes ou de me sentir comprise par elles. Donc, je vis dans un corps féminin que j'aime, mais je crois mon esprit tout à fait asexué.

Le masculin et le féminin sont des catégories biologiques et des constructions sociales et culturelles. En tant que catégories biologiques, ils nous parlent des corps : être homme ou femme, c’est habiter un corps donné qu’on peut modifier de nos jours par la prise d’hormones ou par la chirurgie. En tant que constructions sociales, le féminin et le masculin se réfèrent à des traits comportementaux arbitrairement prêtés à l’un ou l’autre sexe. Et il me plaît généralement de produire des corps féminins habités par une énergie masculine (autorité, froideur, courage...) et des corps masculins perturbés par le féminin ( pleurs, crainte, usage hystérique de la violence...). L’identité sexuelle des personnages est donc frontalière. Elle réside dans l’entre-deux.

Publié dans l'Orient Littéraire de Décembre 2009.

L’OULIPO : le jeu au secours du je ?

L’OULIPO, Ouvroir de Littérature Potentielle, a été fondé le 24 Novembre 1960 par Raymond Queneau, François le Lionnais et une dizaine de leurs amis écrivains, mathématiciens et peintres. L’Ouvroir s’apprête donc à fêter ses 50 ans d’existence et pourtant il n’a pas pris une ride. Bien au contraire, il semble qu’il ait trouvé une nouvelle jeunesse (ou bien est-ce la recette d’une jeunesse éternellement renouvelée ?) et ses travaux suscitent un engouement toujours plus grand. Enquête sur un phénomène littéraire plein de (bonnes) surprises.

« Prenez un mot, prenez-en deux, faites cuire comme des oeufs, prenez un petit bout de sens puis un grand morceau d’innocence, faites chauffer à petit feu, au petit feu de la technique, versez la sauce énigmatique, saupoudrez de quelques étoiles, poivrez et puis mettez les voiles. Où voulez-vous donc en venir ? À écrire vraiment ? À écrire ? »

Ainsi s’exprimait Queneau dont le propos était d’inventer avec ses complices de nouvelles formes poétiques ou romanesques résultant d’un transfert de technologie entre mathématiciens et écriverons (sic). Ce sont ces préoccupations, au croisement du langage et des mathématiques, qui aboutirent à la création de « 100 000 milliards de poèmes ». En composant dix sonnets de 14 vers chacun et en les combinant de façon méthodique, Queneau obtient 1014 poèmes.

L’Oulipo compte aujourd’hui 35 membres, dont 13 excusés pour cause de décès. Car à l’Oulipo, on ne fait pas de distinction entre les vivants et les morts. Et si le groupe a réussi à survivre à la disparition des plus célèbres d’entre eux (R.Queneau, mais aussi G. Perec ou I.Calvino), c’est qu’il procède régulièrement à des co-optations qui se sont révélées d’excellents choix. Les nouveaux venus se sont parfaitement intégrés à l’esprit du groupe. Parmi les membres actuellement actifs, on citera Hervé Le Tellier, Paul Fournel ou Marcel Bénabou, secrétaire provisoirement définitif et définitivement provisoire. L’objectif néanmoins reste le même depuis le début de l’aventure : inventer des règles de composition poétique qui permettent de créer des oeuvres nouvelles et de dégager les potentialités, les ressources cachées, les richesses secrètes des oeuvres existantes. L’activité éditoriale du groupe est très importante depuis 1992 avec la publication des fascicules de la Bibliothèque Oulipienne chez Castor Astral, de l’Abrégé de Littérature potentielle chez1001 Nuits, ou de la toute récente Anthologie de l’Oulipo chez Gallimard. En outre, plusieurs de ses membres ont publié à titre personnel nombre de romans et recueils de poèmes qui rencontrent un succès qui va bien au-delà de leurs aficionados habituels. L’intérêt grandissant que suscite l’Oulipo s’observe également par leurs lectures publiques qui se multiplient et font salle comble : celles qui se tiennent tous les mois à la Bibliothèque Nationale par exemple, ou celle qui a eu lieu au Louvre il y a peu, à l’invitation d’Umberto Eco, sur le thème des listes et inventaires, et pour laquelle il était difficile de trouver un strapontin de libre. Le spectacle « Pièces détachées », créé il y a 4 ans, a été joué deux saisons successives à Avignon, longuement repris au Théâtre du Rond Point, et il tourne à présent partout en France et ailleurs. Il faut également mentionner les commandes publiques qui sont adressées aux oulipiens par des institutions ou des villes ( ils ont récemment créé une oeuvre littéraire spécifique pour le Tramway de Strasbourg) ou le colloque international qui est en préparation et qui aura lieu à la Sorbonne en Mai 2010. International en effet, car l’Oulipo traverse à présent les frontières et essaime partout en Europe mais aussi aux USA, au Canada et jusqu’en Australie. Notons enfin que le mouvement a fait des petits avec l’Oulipopo qui se préoccupe de littérature policière, l’Oupeinpo qui s’intéresse à la peinture, l’Oumupo qui se consacre à la musique comme l’Oucipo au cinéma. Mais où qu’ils se trouvent, les oulipiens se reconnaissent toujours dans la définition qu’a donnée d’eux leur illustre fondateur qui affirmait qu’ « un oulipien est un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir », un labyrinthe de mots, de sons, de phrases, de paragraphes, de chapitres, de livres, de bibliothèques, de prose, de poésie etc.

Mais l’Oulipo d’aujourd’hui est-il vraiment le même que celui des débuts ? M.Bénabou l’affirme sans hésitation, lui qui est là depuis 41 ans. Il souligne que les objectifs poursuivis restent « l’exploration du langage et des possibilités que donne l’invention de nouvelles contraintes, de nouvelles structures formelles ». L’esprit ne s’est donc pas modifié, seule la renommée s’est élargie. Bénabou attribue le succès actuel à « un rapport décontracté que nous entretenons au langage et à l’écriture. Nous avons désacralisé la littérature et l’écriture sans tomber dans l’esprit des chansonniers. Et de ce fait nous occupons une place particulière qui plait aux gens cultivés.» Car cet engouement, s’il est bien palpable, se fait néanmoins dans un cadre restreint, celui des amateurs de poésie et de jeux de langage qui trouvent dans la démarche oulipienne tout à la fois une dimension ludique et une réelle exigence, l’articulation du jeu à un vrai travail littéraire qui repose sur des références culturelles. Il existe donc une complicité forte entre auteurs et lecteurs oulipiens. Bénabou affirme d’ailleurs que le lecteur, « s’il n’est pas d’emblée oulipien, devrait normalement le devenir peu à peu ». Il y a une « formation préalable nécessaire » pour apprécier véritablement les productions oulipiennes, ou du moins un état d’esprit. Ces textes ne s’adressent donc pas à n’importe qui et beaucoup de gens n’aiment pas qu’on désacralise ainsi le langage. « Si nous sommes à présent devenus intouchables, nous étions très critiqués par le passé. On nous traitait d’amuseurs publics, de rigolos. On parlait à notre propos de Grenier de Montmartre. On nous reprochait de pratiquer une littérature populaire, ce qui est le contraire même de notre démarche puisque nos lecteurs doivent avoir, pour nous apprécier, un minimum de culture ». Élitistes donc les oulipiens ? D’une certaine façon sans doute. Hervé Le Tellier préfère parler d’une esthétique de la complicité ». « Lire un texte à contraintes exige un effort. C’est pourquoi il faut affirmer qu’il y a derrière tout texte oulipien le regard d’un lecteur lui-même oulipien ».

On en vient donc à la question des « contraintes » à propos desquelles Perec disait : « Au fond, je me donne des règles pour être totalement libre ». Paroles amplement commentées depuis. Les contraintes oulipiennes permettraient donc de se libérer du problème de l’expression de soi. Bénabou confirme que « dès l’origine il est vrai, l’idée de faire appel à des modèles mathématiques, à des structures, était un moyen de sortir du tête-à-tête avec soi-même qui risquait d’être lassant ». Et à propos duquel Jacques Roubaud écrit : « La contrainte était un pharmakon, un remède (remède et poison, poison aussi) à la mélancolie du roman qu’éprouve le romancier dans une époque où la répétitivité maniaque des schémas éprouvés depuis déjà au moins deux siècles engendre l’ennui profond, passion fondamentale du XXe siècle ». Il y a donc bien pour les oulipiens ce constat que depuis 40 ou 50 ans, il se publie chaque année en France 600 à 700 romans dont très peu sont réellement lisibles. Il y a là quelque chose qui cloche et le recours à la contrainte est pensé comme remède à cette littérature qui « tourne en rond et ne tourne pas rond ». Le jeu volerait ainsi au secours du je ? Bénabou soutient que « le recours à la contrainte n’interdit pas le je. Le moi s’accommode de tout, même de la contrainte. Simplement, on ne dit pas les choses directement mais au travers d’une grille ». Et il ajoute :« Quand Perec choisit la contrainte du lipogramme (texte où l’on se passe d’une lettre) ou des alphabets restreints, il choisit des contraintes qui reposent toutes sur le manque. Or le manque est le drame de Perec, manque de mère, de famille, de communauté d’identification. Le choix de cette contrainte est une façon pour lui d’être au coeur de son moi ». Y compris à son insu.

Il arrive que l’on parle des oulipiens comme de chercheurs. Car ils sont en effet de véritables explorateurs du langage, qui se sont souvent aventurés dans les espaces du « langage cuit » selon l’expression de Desnos, c’est-à-dire les clichés, expressions, formules, proverbes et dictons qui forment un véritable trésor au sein de la langue française. « J’ai trouvé dommage que ce réservoir reste figé, explique Bénabou, et j’ai emprunté la démarche de Desnos pour défiger la langue ». Cette démarche repose sur le principe de la substitution. Par exemple, partant d’un aphorisme de Klausewitz, Bénabou conserve la structure de la phrase et, en apportant un vocabulaire nouveau, fabrique quantité d’autres aphorismes. Au point d’en confier la fabrication à une machine, un programme informatique. Ce recours à la machine a de quoi troubler : peut-on ainsi mettre de côté la question du sens et explorer le langage à travers de purs exercices formels ? À quoi Bénabou répond qu’il ne s’agit pas d’être esclave de ce que l’on produit et que le sens intervient au moment de la sélection des aphorismes que l’on conservera. Mais que l’on pourra aussi faire le choix du non-sens.

L’Oulipo, qu’est-ce que c’est finalement ? Une avant-garde ? Un mouvement littéraire ? Une société secrète ? La question ne le surprend pas et Bénabou répond sans hésiter qu’il s’agit avant tout d’ « une bande de copains qui ont des intérêts communs et notamment un regard sur la littérature et le langage et le goût de l’exploration ». Nous sommes à la bibliothèque de l’Arsenal qui abrite les archives de l’Oulipo et qui leur offre un cadre de réunion. Quoiqu’ils préfèrent souvent aller au restaurant...


Publié dans l'Orient Littéraire de Février 2010.

jeudi 4 février 2010

Marie Ndiaye : la puissance et la subtilité.

Marie Ndiaye est née à Pithiviers en 1967, d’un père sénégalais et d’une mère française. Elle est la soeur de Pap Ndiaye, historien et maître de conférences à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et l’épouse de l’écrivain Jean-Yves Cendrey. Elle fait des études de linguistique à la Sorbonne et obtient une bourse qui lui permet de passer un an à la Villa Médicis à Rome. Ndiaye s’est mise à l’écriture très tôt, vers l’âge de douze ans. Elle publie son premier roman à dix-sept ans, « Quant au riche avenir », aux Editions de Minuit. « En famille » (1990) connaît un certain succès, mais la consécration vient en 2001 avec « Rosie Carpe » qui remporte le prix Femina. Si Ndiaye est surtout une romancière, elle a également écrit pour le théâtre et sa pièce « Papa doit manger » est entrée au répertoire de la Comédie Française. Elle a également écrit des nouvelles, des textes pour la jeunesse et a participé à l’écriture du scénario du film de Claire Denis, « White material ».

Son dernier roman « Trois femmes puissantes » qui vient de paraître chez Gallimard est cité comme l’un des grands favoris dans la course aux prix littéraires. Il raconte l’histoire de Norah, brillante avocate qui vit en France et qui est appelée à l’aide par son père depuis le Sénégal pour défendre son propre frère ; de Fanta dont on découvre l’histoire dans le regard de son mari qu’on suit durant une journée entière ; et de Khady, une jeune fille qui tente de quitter la misère de Dakar pour rejoindre l’Europe au cours d’un périple difficile et tragique. Le roman séduit d’emblée par son écriture maîtrisée, à la fois introspective et précise, et par l’originalité de sa composition. Ce triptyque adopte en effet une construction quasi musicale, où les trois parties sont reliées par des thèmes et des motifs récurrents. À la fin de chaque partie, un contrepoint permet de se détacher un instant de la vision du personnage principal pour aborder, ne serait-ce que de façon fugace, un autre point de vue. Nous avons pu nous entretenir avec cette romancière discrète et subtile, dont la voix s’affirme avec puissance et douceur mêlées.

Vous avez commencé à écrire très tôt, vers l’âge de 12 ans. Comment s’est fait le passage à l’écriture à cet âge-là ? Y a t-il des circonstances particulières qui vous y ont amenée ?

J’y suis venue très naturellement, de la façon dont les enfants font les choses, dans la spontanéité d’un désir. J’étais une très grande lectrice. J’ai eu envie de reproduire, de créer à mon tour l’un de ces objets qui me plaisaient tant. Cela s’est donc fait dans le prolongement de la lecture. Et c’était une chose assez habituelle, que les filles écrivent des histoires, des poèmes, un journal intime. Aujourd’hui, ça passerait peut-être davantage à travers Internet ou des blogs, mais à l’époque...

J’ai écrit de façon continue depuis l’âge de 12 ans. Vers 15/16 ans, je suis passée à des choses plus longues. Mes influences littéraires étaient très classiques, Proust et Flaubert tout d’abord, puis très vite les grands de la littérature américaine, Faulkner, Carson Mc Cullers ou Hemingway.

Votre rapport à l’écriture s’est néanmoins transformé au fil des ans, depuis « Comédie classique » où vous vous lancez comme un défi, celui d’écrire un roman en une seule phrase, jusqu’à votre dernier livre de facture plus classique.

Oui, le temps a passé. J’avais 19/20 ans lorsque j’ai écrit « Comédie classique ». J’en ai 22 de plus aujourd’hui. Donc les choses changent, la maturité vient. J’étais à l’époque très intéressée par les jeux formels d’écriture à la manière des oulipiens. Je n’imaginerai plus écrire comme ça aujourd’hui, je n’ai plus envie de jouer avec la grammaire ou la syntaxe.

Quelque chose s’est apaisé dans mon rapport à l’écriture, j’ai acquis plus d’assurance, mais surtout, plus d’expérience humaine. Les jeux d’écriture permettent sans doute de compenser le peu d’expérience de la vie. Je n’en ai plus besoin maintenant.

Vous avez écrit outre des romans, des pièces de théâtre, des livres pour la jeunesse, un scénario de cinéma ; vous avez même écrit à deux, avec votre compagnon, Jean-Yves Cendrey. Ces différents genres d’écriture correspondent-ils pour vous à des processus différents, des tempos différents ?

Ce qui est différent se situe sur le plan technique, sur le plan des contraintes qui ne sont pas identiques et qui peuvent être plus ou moins lourdes ou enfermantes. Mais le geste créatif est

le même.

Pour le cinéma par exemple, nous avons écrit à deux, avec Claire Denis mais c’était son histoire. Le cinéma impose tant de contraintes, de longueur, de composition, de dialogues, qui nécessitent un vrai travail de groupe. Ce n’est donc pas à proprement parler un travail littéraire. Mais pour toutes les autres formes d’écriture, cela procède pour moi de la même chose. Cela dit, écrire pour le théâtre m’a apporté beaucoup de plaisir. Il y a quelque chose de plus rapide, de plus simple, de moins encombré dans l’écriture d’une pièce. Je peux écrire davantage d’une seule traite.
Quant à l’écriture à deux, j’en ai fait l’expérience avec Jean-Yves Cendrey, mais nous n’avons pas écrit au même moment. Il avait écrit une sorte de « Lettre au père » inspirée de Kafka, dans laquelle un fils accuse son père de toutes sortes de maux. J’ai repris ce texte et je l’ai interrompu en de nombreux endroits pour faire intervenir la voix du père, pour permettre au père de répondre.

Une autre chose a également changé dans votre écriture au fil du temps : le recours au merveilleux, l’intervention de phénomènes étranges, extra – ordinaires, qui étaient fréquents autrefois, se sont faits plus discrets dans votre dernier livre.

Ça aussi c’est une évolution. On n’a pas envie de refaire les mêmes choses, et je ne sais pas non plus vers quoi mon écriture me mènera par la suite. En tout cas, il m’importait de rester ancrée dans la réalité pour ce dernier livre. Je ressentais que l’intervention de l’étrange ou du merveilleux nuirait à mon récit, que le poids de l’histoire s’en ressentirait. C’est surtout vrai pour la troisième histoire du livre, l’histoire de Khady.

Vous avez pourtant déclaré ne pas être à l’aise dans le réalisme. Et il subsiste dans votre dernier livre quelques éléments d’étrangeté.

En effet, je ne suis pas à l’aise dans le réalisme strict. J’essaie toujours de l’auréoler d’un peu de merveilleux. Dans ce dernier livre par exemple, les personnages sont en proie à des « démons », des forces maléfiques qui s’incarnent par moments dans des oiseaux, porteurs d’une certaine charge symbolique. Les oiseaux sont d’ailleurs comme un fil musical qui relie les trois histoires. Ils représentent des choses différentes chaque fois. Dans le premier récit, ils renvoient au père terrible ; dans le deuxième, la buse est comme l’envoyée de la femme, Fanta, qui adresserait un message à Rudy, son mari ; dans le troisième récit, ils ont une présence diffuse, jamais rassurante, sauf à la toute fin où Khady se transforme en oiseau. Et je dois dire que j’aime bien cette image de l’oiseau qui représente tout à la fois la menace de mort et la liberté sans limites.

Peut-être qu’un jour, je pourrai être dans un réalisme absolu, sans échappatoire aucune. Et j’avoue qu’en tant que lectrice, j’aime le réalisme absolu.

Un peu comme vos personnages, vous vous êtes vous-même beaucoup déplacée, déménageant souvent, jusqu’à Berlin où vous vivez aujourd’hui. À quelle nécessité cela répond-il ?

Disons qu’au bout d’un certain temps dans un lieu, nous avons Jean-Yves et moi l’impression d’avoir épuisé ce lieu. On marche beaucoup tous les deux, on parcourt à pied des kilomètres, et dans toutes les directions. Au bout d’un moment, on ressent le besoin de renouveler les promenades, les paysages, les histoires qui sont nos sources d’inspiration. À Bordeaux ou en Normandie, on est resté un certain temps quand même, on n’est pas si nomades, mais au bout de quatre ans à peu près, on a l’envie d’aller voir ailleurs. Berlin sera peut-être une étape plus longue. Nous faisons de gros efforts pour nous y intégrer, pour apprendre la langue, pour s’imprégner de la culture. Il faudra donc se laisser le temps de profiter de l’aisance qu’on aura acquise, de cueillir les fruits de nos efforts.

Revenons à votre dernier livre et avant tout à son titre qui ne peut manquer d’intriguer lorsqu’on a lu le récit ou plutôt les trois récits qui le composent. Vous parlez en effet de « Trois femmes puissantes » alors qu’on a plutôt le sentiment que ces femmes sont fragiles, désorientées, et traversent des choses très difficiles. À quoi tient leur puissance ?

Quand j’ai cherché un titre à ce livre, il m’est apparu important qu’on ne perçoive pas ces femmes comme des victimes, comme des malheureuses, mais comme des femmes certes en butte à des épreuves, surtout pour la troisième d’entre elles, mais qui, même au coeur de ces difficultés, n’ont pas de doute sur qui elles sont profondément. Elles sont certes menacées, mais il y a en elles un noyau dur irréductible. Khady par exemple est inaccessible au sentiment d’humiliation parce qu’elle ne se considère jamais comme un être inférieur, et ce même si les autres la voient comme misérable, même si elle subit des humiliations. Elles ont toutes trois en elles une sécurité quant à leur identité, et ce non seulement en tant que femmes mais en tant qu’êtres humains. Elles ne doutent jamais de leur valeur même dans les moments où cette humanité leur est déniée.

Et face à elles, les hommes font défaut. Ils sont faibles lâches, violents...

Je n’en suis pas si sûre. Rudy par exemple est un homme qui aspire à être un type bien et rien que cela en fait un homme digne de certains éloges. Il n’est pas mauvais, il a ses lâchetés, mais il a aussi ses moments de bonté. Il y a en lui cette aspiration à s’améliorer ; la vie ne lui facilite pas la tâche, mais cela suffit pour en faire à mes yeux quelqu’un de bien. De même le garçon qui vole dans le troisième chapitre : je ne sais pas si c’est un acte absolument condamnable. Évidemment, voler est mal, mais que ferait-on soi-même quand sa propre vie est en danger ?

Le père de Norah est néanmoins un père déficient. Et Rudy n’est pas vraiment à son aise dans sa relation avec Djibril, son fils. Pourquoi tant de mauvais pères, ici comme ailleurs dans votre oeuvre ?

Ils sont en effet de mauvais pères pour des raisons différentes. Le premier parce qu’il assume assez froidement le fait de ne pas aimer tous ses enfants, et même de n’en aimer qu’un et de mal l’aimer. L’autre père, Rudy, a du mal avec ça, il souffre de ne pas ressentir d’amour immédiat.

Le thème des rapports filiaux et plus généralement des rapports familiaux est pour moi une matière romanesque énorme, véritablement inépuisable. La famille est un concentré de tous les sentiments humains ; amour, haine, jalousie, ambivalence, toute la gamme des sentiments peut être explorée au sein de la cellule familiale.

Faut-il voir dans cette figure du père indigne une dimension métaphorique, une façon de parler de l’Afrique, de critiquer le pouvoir patriarcal et les abus de pouvoir de ses dirigeants ?

C’est en effet une hypothèse intéressante. Quand j’écris un roman, je ne me pose pas la question des thèmes, ou des significations de mes récits. Des choses se mettent en place sans que j’en aie forcément conscience. Je ne maîtrise pas tout, loin de là et heureusement, car ainsi, je laisse mes lecteurs libres de leurs interprétations.

Vos personnages, ici comme dans d’autres livres plus anciens, sont entre deux continents. Ils se déplacent, mais leurs déplacements sont difficiles, malaisés. Pourquoi cela ?

Parce que l’exil est une chose difficile ! Le thème de l’exil unit les trois récits de mon dernier livre. Les personnages sont tous en situation de déstabilisation ; ils trouvent là où ils arrivent un endroit décevant ou inhospitalier. J’avais en effet envie de montrer ce que vivent et souffrent ces gens qui tentent l’exil vers l’Europe, qui traversent des épreuves inimaginables d’horreur et de brutalité et qui se montrent d’une vaillance inouïe. Pour moi, ils sont vraiment des héros.

Ces personnages qui viennent à vous dans votre écriture, est-ce à partir de personnes que vous avez côtoyées réellement, que vous avez interrogées, que vous les construisez ?

Disons qu’il s’agit d’un mélange des gens côtoyés et d’autres dont je lis les histoires. J’écoute des émissions de télé-réalité, je lis énormément de faits divers, tout me sert. Je re-compose, j’utilise tout ce matériau de telle façon que personne ne puisse se reconnaître. Je n’écris la vie réelle de personne, mais je m’en inspire. Par exemple en Gironde où nous habitions, nous avions un jeune voisin cuisiniste avec qui j’ai beaucoup discuté. Cette rencontre a été une source d’inspiration déterminante pour construire le personnage de Rudy.

Est-ce que l’Afrique réelle est également une source d’inspiration pour vous, qui vous inspire certains de vos récits ?

Non, pas vraiment. Je connais très mal l’Afrique. Je m’y suis rendue en repérage il y a trois ans avec Claire Denis et auparavant, quelques fois pour des vacances, mais jamais pour plus de trois semaines de rang. Mon père est sénégalais, mais n’ayant jamais vécu avec mon père, ni en Afrique, je n’ai pas de double appartenance, de double culture et c’est un grand regret pour moi. Je n’ai vécu qu’en France et j’ai baigné dans un univers culturel qui n’était que français. C’est pourtant une si grande richesse que d’avoir une double culture !

Vous avez choisi de vivre en province ou à l’étranger, cultivant ainsi une grande discrétion, et vous tenant à l’écart des milieux littéraires parisiens. Pourquoi cela ?

Je ne vis plus à Paris depuis vingt-trois ans, moins par volonté de me tenir à l’écart, ou de cultiver un certain isolement pour les besoins de mon écriture, que parce que nous n’avions pas envie d’élever nos enfants à Paris. Je ne porte pas de regard critique sur les milieux littéraires français et je me sens des affinités avec certains écrivains tels que Laurent Mauvignier, Véronique Ovaldé, Jean-Philippe Toussaint, Pierre Michon ou Régis Jauffret que je lis avec un immense plaisir.

Il y a quelques années, vous avez déclaré dans un entretien : « J’attends de la littérature qu’elle me sorte du réel. Le réel est incompréhensible, absurde et la littérature le clarifie et le transfigure ». Diriez-vous encore cela aujourd’hui ? Attendez-vous toujours de la littérature qu’elle vous sorte du réel ?

Je ne dirais plus tout à fait ça. Presque au contraire, j’attends de la littérature qu’elle m’explique le réel, non pas qu’elle me le transmette, comme le font la télévision ou les journaux, mais qu’elle m’aide à le comprendre. La littérature peut transformer des histoires navrantes et tristes en récits, tristes encore, mais sublimés, et qui nous aident à comprendre le monde.


Entretien publié dans l'Orient Littéraire de Novembre 2009.

Trouillot : « Le seul roman qui vaille est celui de la rencontre ».

Romancier et poète, Lyonel Trouillot est né en 1956 à Port-au-Prince, en Haïti. Il publie ses premiers poèmes et textes critiques à quinze ans, dans des revues de la diaspora haïtienne, alors qu’il vit aux Etats-Unis avec sa famille. Puis c’est le retour au pays. Il a dix-neuf ans et il écrit « Dépalé », son premier recueil de poèmes en créole, en collaboration avec son ami Richard Narcisse. Ce livre à la fois contestataire et expérimental va devenir, à leur grande surprise à tous deux, un classique de la poésie créole. Depuis, Trouillot n’a cessé de s’engager dans la vie culturelle et littéraire de son pays. Enseignant à l’Ecole Normale Supérieure, co-fondateur et/ou rédacteur en chef de nombreuses revues, animateur de rencontres littéraires et d’ateliers d’écriture, éditeur au service des jeunes auteurs haïtiens, cet infatigable agitateur poursuit dans le même temps son chemin d’écriture avec une oeuvre abondante et de première importance, en créole et en français. Il est également membre du jury du prix des Cinq Continents de la francophonie et co-président de l’association Etonnants Voyageurs Haïti. Notons enfin qu’il est l’un des membres les plus actifs du collectif « Non » qui s’est créé fin 2003 au moment des événements tragiques qui ont abouti à la chute de la dictature d’Aristide, et qui reste très engagé sur le front de la résistance à la dictature et de la reconstruction démocratique. En France, son oeuvre est publiée par Actes Sud.

Il dit qu’il n’a pas souvenir de quand ou comment il a commencé à écrire, parce qu'il n'a pas souvenir de lui n’écrivant pas. Les journaux scolaires, un concours lancé par la Croix-Rouge haïtienne, des poèmes, tous les prétextes sont bons pour manier la plume. Sa mère, nous raconte t-il, ne disait-elle pas qu’il avait « commencé à mentir à l’âge de six ans » ? De son premier recueil, il dit que la posture était à l’époque iconoclaste et militante. Car comment pouvait-on se piquer d’écrire en créole, cette langue qui n’en n’était pas vraiment une ? « Tu perds ton temps » lui répète t-on. Pas tant que ça finalement, puisque « Dépalé », qui signifie déparlé, rencontre un immense écho, totalement inattendu pour lui qui en avait oublié une partie des exemplaires chez l’imprimeur. Suivra un premier roman « Les fous de Saint Antoine », publié à Port-au-Prince en 1989. Puis ce sera le début de l’aventure Actes Sud. Il aime souligner que ce n’est pas lui qui est allé vers eux mais que « ce sont eux qui sont venus vers moi ». Car il était quasiment impensable pour les écrivains haïtiens d’envoyer leurs manuscrits à des éditeurs français tant était ancrée en eux l’évidence de s’adresser à un lectorat haïtien, avec les moyens haïtiens. « Mon public favori, c’est les haïtiens. C’est du lecteur haïtien dont je me sens proche. Et quand je parle de proximité, je parle d’une relation faite tout à la fois d’affection et de colère » précise t-il. « Rue des pas perdus », son premier roman publié en France était déjà paru en Haïti. Être publié en France n’a en rien modifié la relation forte qu’il entretient avec la réalité et le lectorat haïtiens. Et c’est vrai aussi pour tous ses camarades écrivains. Pour eux tous, lorsqu’un de leurs livres parait à l’étranger avant d’être publié au pays, ils le « rapatrient » en accord avec l’éditeur étranger, c’est-à-dire qu’ils le publient en Haïti à un coût très inférieur, et accessible au lecteur haïtien dont le salaire minimum est de moins de 5$ par jour.

Il n’aime pas que l’on rappelle qu’Haïti est un des pays les plus pauvres du monde. Il concède que c’est vrai, mais ajoute que c’est simpliste. Car Haïti est surtout un pays de contrastes et d’inégalités sociales criantes. Et c’est de cela qu’il se saisit dans ses romans, non pas qu’il écrive des romans à thèses, mais qu’il aborde cette question de l’organisation sociale « parce qu’elle produit du mal vivre ».

Son rapport avec la réalité haïtienne est donc primordial. Il lui plait de dire qu’il n’a pas d’imagination et que tout ce qu’il écrit est fidèle à la réalité. Toutes les phrases qu’il met dans la bouche de ses personnages, en particulier ceux d’entre eux qui sont issus de la bourgeoisie haïtienne, il les a entendues. « Ca tient parfois du reportage. La réalité est suffisamment riche, pas besoin d’inventer ». La fiction est pour lui « une vérité de la réalité, une certaine façon d’assembler le réel dans un récit de telle sorte que le lecteur y trouve une vérité ». Il cite à ce propos « Les raisins de la colère » de Steinbeck, découvert à l’âge de douze ou treize ans et qui le bouleverse. « Ce livre m’a donné à voir quelque chose. Cette famille, sa traversée, ses souffrances, j’ai vu tout cela. Et ce que j’y ai vu est devenu tellement fort que je l’ai vécu comme quelque chose de vrai. De vrai et d’inacceptable ». Il dit que si on n’apprend pas à regarder, on ne peut pas donner à voir. Et que c’est pour cela qu’il écrit, « pour apprendre à regarder ». Il dénonce aussi le fait que certaines catégories de personnes soient peu représentées en littérature. « Le spectacle de la richesse et de l’introspection de ceux qui n’ont pas faim, tel est le sujet dominant de la littérature contemporaine ». Et lui veut montrer les autres, les exclus, les invisibles.

La question des inégalités revient sur le devant de la scène lorsqu’on aborde avec lui la question sensible des langues car tous les haïtiens n’ont pas accès à la langue française. Cet accès se fait soit par l’école où l’enseignement est aujourd’hui assuré dans les deux langues soit, pour les élites, par le milieu familial. Mais dans un pays où le taux d’analphabétisme est de 50%, on comprend que seul le créole est parlé par la majorité et que l’accès au Français est un combat. « Le bilinguisme pour moi n’est pas une tragédie mais au contraire un grand bonheur. Je n’ai aucun fétichisme de la langue. Mais il faut prendre acte d’un phénomène historique qui est le mépris des élites pour le créole. Il est donc important d’écrire en créole car tout peuple a le droit d’écrire dans sa langue. Mon rêve est que tous les haïtiens deviennent bilingues. Le Français fait partie de notre patrimoine culturel, mais il a été pris en otage par les élites ».

Trouillot écrit donc dans les deux langues. On l’interroge sur la façon dont s’opère pour lui le choix entre les deux. Il répond que c’est « le texte qui commande la langue. Il m’arrive d’en commencer un en créole et d’être rattrapé par le Français et inversement ». Ainsi « Les enfants des héros » dont il avait écrit trente pages en créole. Il s’aperçoit que ça ne fonctionne pas et peine à trouver la solution jusqu’au jour où une première phrase vient à lui en français et charrie avec elle tout le texte.

Il s’inquiète par ailleurs d’une « perte de langue », en Haïti comme partout dans le monde. Appauvrissement lexical, disparition des propositions subordonnées et simplification des structures, absence de mémoire littéraire, les manifestations de cette perte sont nombreuses, dans les médias, sur la scène politique et même dans les sphères de la culture où certains textes de rap par exemple, sont marqués par un enfermement lexical alors qu’ils se réclament d’une grande liberté d’expression.

Il déplore aussi que nombre d’individus soient placés dans des situations où ils ont accès à très peu de langage. La ghettoïsation est donc tout autant affaire de pauvreté matérielle que de pauvreté linguistique. Et elle entraîne une façon caricaturale de voir l’autre. « Certaines révoltes dans les bidonvilles manquent de langage pour se penser. Et c’est pourquoi dans mes livres, il me parait important de donner du langage à mes personnages ».

Son engagement en faveur des ateliers d’écriture part aussi de ce constat. « Je déteste l’individualisme, mais l’individualité est une chose essentielle. Et j’adore voir les gens se découvrir dans la langue, et s’émerveiller de ce qu’ils peuvent faire avec ». Se réapproprier leur individualité par l’écriture en somme.

On en vient à son dernier roman « Yanvalou pour Charlie », superbe récit polyphonique qui raconte le parcours de Mathurin D.Saint-Fort, jeune avocat dévoré d’ambition qui a gommé de sa mémoire les souffrances de son passé pour se tenir résolument du meilleur côté possible de l’existence. Mais cette amnésie volontaire chavire le jour où fait irruption dans sa vie un adolescent en cavale nommé Charlie, qui vient lui demander de l’aide. Et ce titre énigmatique prend petit à petit tout son sens. Car le Yanvalou est un salut à la terre, salut nécessaire pour garder vivant le souvenir, car on ne peut se construire dans le reniement de la mémoire et des expériences du passé, si douloureuses soient-elles. Trouillot place cette question au coeur de son récit en donnant voix à quatre personnages principaux qui ont quatre façons différentes de composer avec leur passé. Car il lui importe de réfléchir à la construction de l’individualité qui, trop souvent dans le monde actuel, « se construit dans une sorte de violence contre l’autre qui n’est pas nous, contre l’autre en nous ».

« Où trouver les ressources pour se construire avec la révolte et la tranquillité nécessaires quand on est en situation d’oppression ? » se demande t-il. L’une des réponses réside dans une relation positive aux expériences individuelles et collectives du passé, non pas qu’il s’agisse d’idéaliser ce passé et les traditions qui souvent oppriment, mais qu’il importe d’interroger ce passé sans le renier. Or en Haïti et ailleurs, « la construction de soi dans le reniement est un processus fréquent ».

Le livre est aussi une charge contre le mensonge, qu’il soit individuel ou institutionnel. Mensonge de Mathurin qui cache derrière une majuscule tout à fait chic son second prénom dont il a honte : Dieutor. Mensonge de l’aide internationale et de la coopération qui habillent de bons sentiments des systèmes d’enrichissement personnels fondés sur le malheur des autres. Mensonge enfin de la démocratie formelle, alors que les avancées politiques s’accompagnent d’une fermeture de plus en plus étanche des espaces sociaux.

Constat désespéré alors ? Certes non. Il suffit de le regarder parler avec engagement et passion, d’entendre dans sa voix autant de rire que de colère, de déceler dans sa véhémence une immense tendresse, pour savoir que Trouillot se tient résolument du côté du bonheur d’être ensemble, du côté de la rédemption.


Portrait publié dans l'Orient Littéraire d'Octobre 2009.

Claude Hagège, l’homme de Carthage.

Claude Hagège est un éminent linguiste français d’origine tunisienne. Agrégé de lettres, lauréat en 1981 du prix Volney, récompensé en 1995 par la médaille d’or du CNRS, il est actuellement professeur au Collège de France. Polyglotte, il parle couramment de nombreuses langues et en connaît plus de cent. Il a mené des travaux de recherche pointus sur la structure des langues, les apprentissages linguistiques, le bilinguisme etc. Auteur de très nombreux ouvrages, dont L’Homme de paroles (Fayard, 1985), L’enfant aux deux langues (Odile Jacob,1996) et Combat pour le Français (Odile Jacob, 2006) il vient de publier chez Plon un Dictionnaire amoureux des langues. Nous l’avons rencontré au milieu de ses bouquins et de ses partitions musicales. Car cet homme exceptionnel ne se contente pas d’explorer sans relâche les langues du monde et d’en parler couramment un grand nombre, il joue aussi de plusieurs instruments de musique et se produit avec un quatuor. Lorsqu’on s’en étonne, il répond simplement que les liens entre les langues et la musique sont si nombreux qu’on pourrait dire qu’ « elles sont musique ».

Comment vous est venu cet amour passionné des langues et cette prodigieuse capacité d’apprentissage de tant de langues différentes ?

Ce qui permet ou alimente une sorte de souplesse dans l’acquisition des langues, c’est évidemment l’amour. Chez ceux qui manifestent des difficultés avec les langues et qui s’en plaignent, comme c’est fréquemment le cas en France, ce qui manque n’est pas une capacité d’apprendre, mais l’amour des langues. Et l’amour des langues, c’est l’amour des autres. Dans mes motivations, il y a donc un profond intérêt pour les « étrangers », c’est-à-dire les gens porteurs d’une langue que je ne connais pas. Ces autres si exotiques ont exercé sur moi une grande fascination dès mon plus jeune âge.

Il faut dire aussi que mon milieu natal, c’est Carthage. Mon ascendance punique a peut-être quelque chose à voir avec tout cela. Cette façade méditerranéenne a été, de par sa position géographique, exposée très tôt à des influences multiples et elle se caractérise par la babélisation, le multilinguisme. J’ai donc grandi dans un port méditerranéen ouvert sur le monde et mon oreille a été bercée par les sonorités des langues les plus diverses depuis mon plus jeune âge. Je suis donc habité par l’amour des langues depuis la petite enfance. Plus que des jouets, je réclamais à mes parents des grammaires et des dictionnaires, et ce dès que j’ai su lire. J’étais un enfant « fou », et mes parents ont dû être désarçonnés par cette « folie » mais comme ils étaient à la fois très généreux et très cultivés, ils ont vite compris qu’il s’agissait d’une passion qui m’habitait.

Votre langue maternelle était néanmoins le français ?

J’ai en réalité trois langues maternelles, le français, l’arabe dialectal tunisien et l’italien. Le français est la langue de ma mère, mais comme vous pouvez le constater, mon français est très littéraire. Quand je suis arrivé en classes préparatoires à Louis Le Grand, mes camarades s’esclaffaient : « Mais tu parles comme on écrit ! » Et c’était vrai. Pour nombre de non - français de souche, l’acquisition de la langue la plus « pure » était une façon de marquer notre francité. En revanche et encore aujourd’hui, j’en connais assez mal les tournures orales. Mais je parlais également le tunisien dialectal avec mes camarades de jeux. J’en ai gardé un grand amour de l’arabe littéraire, que je trouve d’ailleurs plus beau que l’hébreu. Enfin l’italien a fait partie du paysage linguistique de mon enfance en raison de la proximité géographique de la Sicile.

Combien de langues parlez-vous donc ?

Je n’en sais rien car je ne les ai pas comptées. Plus sérieusement, je ne peux répondre à votre question qu’en la reformulant, ou plutôt en la décomposant en plusieurs questions : combien de langues écrivez-vous, Lisez-vous ? Parlez-vous avec un temps de préparation préalable ? Citez-vous dans vos cours ?

Disons que je suis capable de parler couramment et sans recours au dictionnaire une dizaine de langues dont l’italien, l’espagnol, l’allemand, l’arabe classique et dialectal de Tunisie, l’hébreu, le chinois, le japonais, le russe. En revanche, je peux me référer dans mes cours ou dans mes recherches à plusieurs centaines de langues dont je connais les structures et les principales propriétés.

Vos travaux vous ont amené à approfondir les processus d’acquisition des langues et à vous pencher en particulier sur le bilinguisme.

Le nourrisson est une oreille avide. Tout nourrisson est potentiellement multilingue car il est doué d’une capacité d’entendre très structurée à un moment où en revanche, sa capacité d’élocution est faible et ne produit encore que du babil. L’éducation bilingue, si elle est bien conduite exploite évidemment cette situation mais il y a urgence. Car une fois atteint le seuil fatidique de la onzième année, les synapses commencent à se scléroser et sur le plan phonétique, cette sclérose est irréversible de telle sorte que l’enfant ne pourra plus apprendre à parler « sans accent ».

Je recommande que dans les familles linguistiquement mixtes on observe le principe de Ronjat : chacun des parents doit parler à ses enfants dans sa langue maternelle même s’il maîtrise parfaitement la langue de l’autre. C’est seulement de cette façon que l’on favorise un vrai bilinguisme. Mais si le cercle familial est moins favorisé, linguistiquement parlant, alors l’école et les voyages sont des facteurs-clés. Et je me permets de souligner que les relations sentimentales favorisent l’acquisition d’une langue étrangère, celle de la personne aimée.

Cela dit, il existe deux types de bilinguisme, égalitaire ou non-égalitaire. Dans ce second cas de figure, l’une des deux langues l’emporte sur l’autre en prestige, possède un statut plus élevé. Et souvent, le milieu social valorise la langue qu’il ne parle pas et que l’enfant n’apprend qu’à l’école. C’est le cas des communautés maghrébines où, très souvent, les enfants ne pratiquent pas le français en dehors de l’école et parlent avec leurs parents un arabe dialectal assez pauvre ; ils sont, au final, maladroits dans les deux langues.

Parlons à présent de votre Dictionnaire amoureux dans lequel vous vous proposez, dites-vous, de raconter les langues en tant qu’êtres vivants changeants et multiples. Vous inscrivez donc le changement au coeur même des systèmes linguistiques ?

Sans aucun doute. Et cela a toujours été, même si les hommes qui les pratiquent n’en ont pas vraiment conscience. Ainsi par exemple, l’espagnol, l’italien et le portugais étaient perçus jusque très tard, jusqu’au moment des invasions barbares qui ont déchiré l’empire romain, comme du latin et non comme du latin en train de se transformer pour devenir tout autre chose. Pourquoi l’Amérique du sud a t-elle été appelée « latine » ? Parce qu’aussi tard que 1515, au moment de l’arrivée de Cortès et des conquistadors, les espagnols qui vont conquérir l’Amérique parlent un castillan qu’ils croient être très proche du latin.

Le processus de transformation des langues est historiquement permanent. On ne s’en aperçoit pas toujours parce que dans notre représentation de la langue telle que l’école nous l’a transmise, la langue est figée, normée, ce qui n’est pas surprenant puisque le rôle de l’école est de transmettre la loi, d’enseigner les règles. Et il est vrai que la langue écrite évolue plus lentement que l’orale.

Et l’arabe, l’arabe littéraire ? C’est une langue dont on a vraiment l’impression qu’elle ne change pas, qu’elle reste figée et que les grammairiens s’emploient à la protéger du changement.

Il est vrai que dans le cas de l’arabe, la pression de la norme écrite - qui dérive de la langue utilisée dans un texte considéré comme sacré, le Coran – est encore plus forte et qu’elle rend les gens aveugles à l’évolution, non seulement des dialectes, mais même de la langue littéraire, qui elle aussi change, même si plus lentement. Aucune langue ne peut rester à l’abri du changement.

Dans un chapitre très intéressant sur les affects, vous dites que ce que la science est actuellement en train d’établir, à savoir que toute notre vie mentale repose sur un terreau émotionnel, les langues l’ont toujours su et même l’ont toujours dit avec autant de grâce que de rigueur. Pouvez-vous clarifier ce dont il s’agit ?

Je le ferai en prenant un exemple :un physicien ou un chimiste démontrant à son public et de façon rigoureuse, une équation ou la propriété d’une matière, et adoptant pour cela une démarche profondément intellectuelle et rationnelle, est néanmoins habité par des pulsions qui commandent son intérêt et son élocution, car nous sommes tous des êtres d’instinct et de passion. Tout texte supposé « neutre », par exemple un texte de loi ou un jugement rédigés de façon extrêmement dépouillée, ne sont pas exempts d’une dimension affective, ne serait-ce que dans leur structure argumentative, leur rythme ou leur respiration qui se manifestent par les silences ou les signes de ponctuation. Ces signes peuvent être considérés comme le reflet des mouvements de l’âme.

Vous dites en effet que les grammaires de toutes les langues, réputées être de purs systèmes de règles abstraites sont en réalité « des mines de révélations sur notre nature et les cheminements secrets de nos coeurs et de nos pensées ».

Oui en effet et à cet égard il est intéressant d’observer comment différentes langues s’y prennent pour exprimer le sentiment amoureux. En français le je t’aime dit que je est le sujet et t’ l’objet de l’amour. En espagnol, c’est aussi le cas, mais te quiero qui veut dire je te veux, je te désire, contient une évidente implication sexuelle. En italien, nous avons une formulation ti voglio bene, littéralement je te veux du bien, qui introduit un bémol dans le sentiment, et le situe plus dans le registre de la tendresse que dans la folle passion. En Inde, on dira littéralement à moi tu es ; en arabe, le nombre de substantifs qui expriment l’amour est considérable. Ce qui me fascine, c’est l’extraordinaire diversité des moules par lesquels passe la formulation d’un même sentiment. De là mon hostilité à l’anglais dans lequel je perçois une redoutable menace à la diversité qui est le propre même de l’espèce humaine.

Parlons à présent de la nouvelle interprétation du mythe de Babel que vous proposez.

C’est la mienne mais c’est surtout une interprétation développée dès les VIe/ VIIe siècles par un vieux courant talmudique. Des rabbins ont ainsi avancé l’idée que Babel ne devait plus être perçu comme un châtiment (les textes bibliques, étrangement, ne mentionnent pas de quelle faute spécifique les hommes se sont rendus coupables) , mais qu’en détruisant la tour, Dieu donnait aux hommes l’occasion d’accomplir leur vocation : celle de se disperser et d’aller féconder le monde, de répandre partout la diversité des langues. L’unité de la langue n’est autre que l’absence de toute langue. La dispersion est le symbole même du somptueux message de l’espèce humaine à l’univers : nous te mettons en vocables par l’infinie diversité de nos langues dispersées.

Vous analysez également la relation des hommes avec l’espace dans les différentes langues et, à propos de la différence essentielle entre espace et lieu vous dites : « A un lieu nous sommes attachés comme à notre sécurité ; de l’espace en revanche nous rêvons comme de notre liberté ». Est-ce en philosophe que vous parlez ici ou en linguiste ?

Les deux. Il existe dans toutes les langues du monde des termes différents pour désigner l’espace et le lieu. Et dans toutes les langues, le lieu (maison, ville, pays...) est construit comme une balise, un point de repère au sein de l’espace qui peut être infini.

Mais en outre les langues nous montrent clairement un fait essentiel : l’espace premier de l’homme est tout simplement son propre corps et les lieux divers qui le composent, c’est-à-dire les parties du corps humain. Nombreuses sont en effet les langues dans lesquelles les prépositions qui désignent l’emplacement des objets et des êtres dans l’espace proviennent des noms de parties du corps. Le mot signifiant tête pourra avoir, selon le contexte, le sens de sur, pied aura le sens de sous, dos signifiera derrière et ventre signifiera dans. Dans nombre de langues, le corps est donc la mesure de l’espace.

Pour conclure, revenons si vous le voulez bien, sur le lien étroit que vous établissez entre langues et musique ; vous affirmez donc que les langues sont musiques. Pouvez-vous clarifier ce que vous entendez par là ?

Les langues sont musiques ne serait-ce que parce qu’une bonne moitié des langues du monde sont des langues à ton. Prenons l’exemple du chinois. La syllabe ma ne veut rien dire à un chinois si on n’en précise pas le ton. Et selon les quatre tons du chinois, cette syllabe pourra désigner la mer, le cheval, la chambre ou le verbe insulter. Le vietnamien, lui, a six tons différents. On se sert donc, pour produire du sens, de la musique de la voix. Mais la musique des langues, ce sont aussi les voyelles : les mouvements de la voix chantent dans les voyelles et l’on peut dire que ce sont les voyelles qui expriment les états de l’âme.

Mais si les langues sont musiques, on pourrait également dire que les musiques sont langues, au sens ou elles possèdent leur grammaire, leurs règles syntaxiques, celle de l’harmonie et de la construction contrapuntique, et leur sémantique. Soulignons enfin que l’association entre musique et langue n’a cessé de tourmenter les musiciens en même temps qu’elle exaltait leur talent d’invention, et qu’elle a donné naissance à l’opéra, pour le plus grand bonheur des amoureux des langues qui aiment tout autant la musique.

Entretien publié dans l'Orient Littéraire d'octobre 2009.