jeudi 4 février 2010

Marie Ndiaye : la puissance et la subtilité.

Marie Ndiaye est née à Pithiviers en 1967, d’un père sénégalais et d’une mère française. Elle est la soeur de Pap Ndiaye, historien et maître de conférences à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et l’épouse de l’écrivain Jean-Yves Cendrey. Elle fait des études de linguistique à la Sorbonne et obtient une bourse qui lui permet de passer un an à la Villa Médicis à Rome. Ndiaye s’est mise à l’écriture très tôt, vers l’âge de douze ans. Elle publie son premier roman à dix-sept ans, « Quant au riche avenir », aux Editions de Minuit. « En famille » (1990) connaît un certain succès, mais la consécration vient en 2001 avec « Rosie Carpe » qui remporte le prix Femina. Si Ndiaye est surtout une romancière, elle a également écrit pour le théâtre et sa pièce « Papa doit manger » est entrée au répertoire de la Comédie Française. Elle a également écrit des nouvelles, des textes pour la jeunesse et a participé à l’écriture du scénario du film de Claire Denis, « White material ».

Son dernier roman « Trois femmes puissantes » qui vient de paraître chez Gallimard est cité comme l’un des grands favoris dans la course aux prix littéraires. Il raconte l’histoire de Norah, brillante avocate qui vit en France et qui est appelée à l’aide par son père depuis le Sénégal pour défendre son propre frère ; de Fanta dont on découvre l’histoire dans le regard de son mari qu’on suit durant une journée entière ; et de Khady, une jeune fille qui tente de quitter la misère de Dakar pour rejoindre l’Europe au cours d’un périple difficile et tragique. Le roman séduit d’emblée par son écriture maîtrisée, à la fois introspective et précise, et par l’originalité de sa composition. Ce triptyque adopte en effet une construction quasi musicale, où les trois parties sont reliées par des thèmes et des motifs récurrents. À la fin de chaque partie, un contrepoint permet de se détacher un instant de la vision du personnage principal pour aborder, ne serait-ce que de façon fugace, un autre point de vue. Nous avons pu nous entretenir avec cette romancière discrète et subtile, dont la voix s’affirme avec puissance et douceur mêlées.

Vous avez commencé à écrire très tôt, vers l’âge de 12 ans. Comment s’est fait le passage à l’écriture à cet âge-là ? Y a t-il des circonstances particulières qui vous y ont amenée ?

J’y suis venue très naturellement, de la façon dont les enfants font les choses, dans la spontanéité d’un désir. J’étais une très grande lectrice. J’ai eu envie de reproduire, de créer à mon tour l’un de ces objets qui me plaisaient tant. Cela s’est donc fait dans le prolongement de la lecture. Et c’était une chose assez habituelle, que les filles écrivent des histoires, des poèmes, un journal intime. Aujourd’hui, ça passerait peut-être davantage à travers Internet ou des blogs, mais à l’époque...

J’ai écrit de façon continue depuis l’âge de 12 ans. Vers 15/16 ans, je suis passée à des choses plus longues. Mes influences littéraires étaient très classiques, Proust et Flaubert tout d’abord, puis très vite les grands de la littérature américaine, Faulkner, Carson Mc Cullers ou Hemingway.

Votre rapport à l’écriture s’est néanmoins transformé au fil des ans, depuis « Comédie classique » où vous vous lancez comme un défi, celui d’écrire un roman en une seule phrase, jusqu’à votre dernier livre de facture plus classique.

Oui, le temps a passé. J’avais 19/20 ans lorsque j’ai écrit « Comédie classique ». J’en ai 22 de plus aujourd’hui. Donc les choses changent, la maturité vient. J’étais à l’époque très intéressée par les jeux formels d’écriture à la manière des oulipiens. Je n’imaginerai plus écrire comme ça aujourd’hui, je n’ai plus envie de jouer avec la grammaire ou la syntaxe.

Quelque chose s’est apaisé dans mon rapport à l’écriture, j’ai acquis plus d’assurance, mais surtout, plus d’expérience humaine. Les jeux d’écriture permettent sans doute de compenser le peu d’expérience de la vie. Je n’en ai plus besoin maintenant.

Vous avez écrit outre des romans, des pièces de théâtre, des livres pour la jeunesse, un scénario de cinéma ; vous avez même écrit à deux, avec votre compagnon, Jean-Yves Cendrey. Ces différents genres d’écriture correspondent-ils pour vous à des processus différents, des tempos différents ?

Ce qui est différent se situe sur le plan technique, sur le plan des contraintes qui ne sont pas identiques et qui peuvent être plus ou moins lourdes ou enfermantes. Mais le geste créatif est

le même.

Pour le cinéma par exemple, nous avons écrit à deux, avec Claire Denis mais c’était son histoire. Le cinéma impose tant de contraintes, de longueur, de composition, de dialogues, qui nécessitent un vrai travail de groupe. Ce n’est donc pas à proprement parler un travail littéraire. Mais pour toutes les autres formes d’écriture, cela procède pour moi de la même chose. Cela dit, écrire pour le théâtre m’a apporté beaucoup de plaisir. Il y a quelque chose de plus rapide, de plus simple, de moins encombré dans l’écriture d’une pièce. Je peux écrire davantage d’une seule traite.
Quant à l’écriture à deux, j’en ai fait l’expérience avec Jean-Yves Cendrey, mais nous n’avons pas écrit au même moment. Il avait écrit une sorte de « Lettre au père » inspirée de Kafka, dans laquelle un fils accuse son père de toutes sortes de maux. J’ai repris ce texte et je l’ai interrompu en de nombreux endroits pour faire intervenir la voix du père, pour permettre au père de répondre.

Une autre chose a également changé dans votre écriture au fil du temps : le recours au merveilleux, l’intervention de phénomènes étranges, extra – ordinaires, qui étaient fréquents autrefois, se sont faits plus discrets dans votre dernier livre.

Ça aussi c’est une évolution. On n’a pas envie de refaire les mêmes choses, et je ne sais pas non plus vers quoi mon écriture me mènera par la suite. En tout cas, il m’importait de rester ancrée dans la réalité pour ce dernier livre. Je ressentais que l’intervention de l’étrange ou du merveilleux nuirait à mon récit, que le poids de l’histoire s’en ressentirait. C’est surtout vrai pour la troisième histoire du livre, l’histoire de Khady.

Vous avez pourtant déclaré ne pas être à l’aise dans le réalisme. Et il subsiste dans votre dernier livre quelques éléments d’étrangeté.

En effet, je ne suis pas à l’aise dans le réalisme strict. J’essaie toujours de l’auréoler d’un peu de merveilleux. Dans ce dernier livre par exemple, les personnages sont en proie à des « démons », des forces maléfiques qui s’incarnent par moments dans des oiseaux, porteurs d’une certaine charge symbolique. Les oiseaux sont d’ailleurs comme un fil musical qui relie les trois histoires. Ils représentent des choses différentes chaque fois. Dans le premier récit, ils renvoient au père terrible ; dans le deuxième, la buse est comme l’envoyée de la femme, Fanta, qui adresserait un message à Rudy, son mari ; dans le troisième récit, ils ont une présence diffuse, jamais rassurante, sauf à la toute fin où Khady se transforme en oiseau. Et je dois dire que j’aime bien cette image de l’oiseau qui représente tout à la fois la menace de mort et la liberté sans limites.

Peut-être qu’un jour, je pourrai être dans un réalisme absolu, sans échappatoire aucune. Et j’avoue qu’en tant que lectrice, j’aime le réalisme absolu.

Un peu comme vos personnages, vous vous êtes vous-même beaucoup déplacée, déménageant souvent, jusqu’à Berlin où vous vivez aujourd’hui. À quelle nécessité cela répond-il ?

Disons qu’au bout d’un certain temps dans un lieu, nous avons Jean-Yves et moi l’impression d’avoir épuisé ce lieu. On marche beaucoup tous les deux, on parcourt à pied des kilomètres, et dans toutes les directions. Au bout d’un moment, on ressent le besoin de renouveler les promenades, les paysages, les histoires qui sont nos sources d’inspiration. À Bordeaux ou en Normandie, on est resté un certain temps quand même, on n’est pas si nomades, mais au bout de quatre ans à peu près, on a l’envie d’aller voir ailleurs. Berlin sera peut-être une étape plus longue. Nous faisons de gros efforts pour nous y intégrer, pour apprendre la langue, pour s’imprégner de la culture. Il faudra donc se laisser le temps de profiter de l’aisance qu’on aura acquise, de cueillir les fruits de nos efforts.

Revenons à votre dernier livre et avant tout à son titre qui ne peut manquer d’intriguer lorsqu’on a lu le récit ou plutôt les trois récits qui le composent. Vous parlez en effet de « Trois femmes puissantes » alors qu’on a plutôt le sentiment que ces femmes sont fragiles, désorientées, et traversent des choses très difficiles. À quoi tient leur puissance ?

Quand j’ai cherché un titre à ce livre, il m’est apparu important qu’on ne perçoive pas ces femmes comme des victimes, comme des malheureuses, mais comme des femmes certes en butte à des épreuves, surtout pour la troisième d’entre elles, mais qui, même au coeur de ces difficultés, n’ont pas de doute sur qui elles sont profondément. Elles sont certes menacées, mais il y a en elles un noyau dur irréductible. Khady par exemple est inaccessible au sentiment d’humiliation parce qu’elle ne se considère jamais comme un être inférieur, et ce même si les autres la voient comme misérable, même si elle subit des humiliations. Elles ont toutes trois en elles une sécurité quant à leur identité, et ce non seulement en tant que femmes mais en tant qu’êtres humains. Elles ne doutent jamais de leur valeur même dans les moments où cette humanité leur est déniée.

Et face à elles, les hommes font défaut. Ils sont faibles lâches, violents...

Je n’en suis pas si sûre. Rudy par exemple est un homme qui aspire à être un type bien et rien que cela en fait un homme digne de certains éloges. Il n’est pas mauvais, il a ses lâchetés, mais il a aussi ses moments de bonté. Il y a en lui cette aspiration à s’améliorer ; la vie ne lui facilite pas la tâche, mais cela suffit pour en faire à mes yeux quelqu’un de bien. De même le garçon qui vole dans le troisième chapitre : je ne sais pas si c’est un acte absolument condamnable. Évidemment, voler est mal, mais que ferait-on soi-même quand sa propre vie est en danger ?

Le père de Norah est néanmoins un père déficient. Et Rudy n’est pas vraiment à son aise dans sa relation avec Djibril, son fils. Pourquoi tant de mauvais pères, ici comme ailleurs dans votre oeuvre ?

Ils sont en effet de mauvais pères pour des raisons différentes. Le premier parce qu’il assume assez froidement le fait de ne pas aimer tous ses enfants, et même de n’en aimer qu’un et de mal l’aimer. L’autre père, Rudy, a du mal avec ça, il souffre de ne pas ressentir d’amour immédiat.

Le thème des rapports filiaux et plus généralement des rapports familiaux est pour moi une matière romanesque énorme, véritablement inépuisable. La famille est un concentré de tous les sentiments humains ; amour, haine, jalousie, ambivalence, toute la gamme des sentiments peut être explorée au sein de la cellule familiale.

Faut-il voir dans cette figure du père indigne une dimension métaphorique, une façon de parler de l’Afrique, de critiquer le pouvoir patriarcal et les abus de pouvoir de ses dirigeants ?

C’est en effet une hypothèse intéressante. Quand j’écris un roman, je ne me pose pas la question des thèmes, ou des significations de mes récits. Des choses se mettent en place sans que j’en aie forcément conscience. Je ne maîtrise pas tout, loin de là et heureusement, car ainsi, je laisse mes lecteurs libres de leurs interprétations.

Vos personnages, ici comme dans d’autres livres plus anciens, sont entre deux continents. Ils se déplacent, mais leurs déplacements sont difficiles, malaisés. Pourquoi cela ?

Parce que l’exil est une chose difficile ! Le thème de l’exil unit les trois récits de mon dernier livre. Les personnages sont tous en situation de déstabilisation ; ils trouvent là où ils arrivent un endroit décevant ou inhospitalier. J’avais en effet envie de montrer ce que vivent et souffrent ces gens qui tentent l’exil vers l’Europe, qui traversent des épreuves inimaginables d’horreur et de brutalité et qui se montrent d’une vaillance inouïe. Pour moi, ils sont vraiment des héros.

Ces personnages qui viennent à vous dans votre écriture, est-ce à partir de personnes que vous avez côtoyées réellement, que vous avez interrogées, que vous les construisez ?

Disons qu’il s’agit d’un mélange des gens côtoyés et d’autres dont je lis les histoires. J’écoute des émissions de télé-réalité, je lis énormément de faits divers, tout me sert. Je re-compose, j’utilise tout ce matériau de telle façon que personne ne puisse se reconnaître. Je n’écris la vie réelle de personne, mais je m’en inspire. Par exemple en Gironde où nous habitions, nous avions un jeune voisin cuisiniste avec qui j’ai beaucoup discuté. Cette rencontre a été une source d’inspiration déterminante pour construire le personnage de Rudy.

Est-ce que l’Afrique réelle est également une source d’inspiration pour vous, qui vous inspire certains de vos récits ?

Non, pas vraiment. Je connais très mal l’Afrique. Je m’y suis rendue en repérage il y a trois ans avec Claire Denis et auparavant, quelques fois pour des vacances, mais jamais pour plus de trois semaines de rang. Mon père est sénégalais, mais n’ayant jamais vécu avec mon père, ni en Afrique, je n’ai pas de double appartenance, de double culture et c’est un grand regret pour moi. Je n’ai vécu qu’en France et j’ai baigné dans un univers culturel qui n’était que français. C’est pourtant une si grande richesse que d’avoir une double culture !

Vous avez choisi de vivre en province ou à l’étranger, cultivant ainsi une grande discrétion, et vous tenant à l’écart des milieux littéraires parisiens. Pourquoi cela ?

Je ne vis plus à Paris depuis vingt-trois ans, moins par volonté de me tenir à l’écart, ou de cultiver un certain isolement pour les besoins de mon écriture, que parce que nous n’avions pas envie d’élever nos enfants à Paris. Je ne porte pas de regard critique sur les milieux littéraires français et je me sens des affinités avec certains écrivains tels que Laurent Mauvignier, Véronique Ovaldé, Jean-Philippe Toussaint, Pierre Michon ou Régis Jauffret que je lis avec un immense plaisir.

Il y a quelques années, vous avez déclaré dans un entretien : « J’attends de la littérature qu’elle me sorte du réel. Le réel est incompréhensible, absurde et la littérature le clarifie et le transfigure ». Diriez-vous encore cela aujourd’hui ? Attendez-vous toujours de la littérature qu’elle vous sorte du réel ?

Je ne dirais plus tout à fait ça. Presque au contraire, j’attends de la littérature qu’elle m’explique le réel, non pas qu’elle me le transmette, comme le font la télévision ou les journaux, mais qu’elle m’aide à le comprendre. La littérature peut transformer des histoires navrantes et tristes en récits, tristes encore, mais sublimés, et qui nous aident à comprendre le monde.


Entretien publié dans l'Orient Littéraire de Novembre 2009.

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