vendredi 19 février 2010

L’OULIPO : le jeu au secours du je ?

L’OULIPO, Ouvroir de Littérature Potentielle, a été fondé le 24 Novembre 1960 par Raymond Queneau, François le Lionnais et une dizaine de leurs amis écrivains, mathématiciens et peintres. L’Ouvroir s’apprête donc à fêter ses 50 ans d’existence et pourtant il n’a pas pris une ride. Bien au contraire, il semble qu’il ait trouvé une nouvelle jeunesse (ou bien est-ce la recette d’une jeunesse éternellement renouvelée ?) et ses travaux suscitent un engouement toujours plus grand. Enquête sur un phénomène littéraire plein de (bonnes) surprises.

« Prenez un mot, prenez-en deux, faites cuire comme des oeufs, prenez un petit bout de sens puis un grand morceau d’innocence, faites chauffer à petit feu, au petit feu de la technique, versez la sauce énigmatique, saupoudrez de quelques étoiles, poivrez et puis mettez les voiles. Où voulez-vous donc en venir ? À écrire vraiment ? À écrire ? »

Ainsi s’exprimait Queneau dont le propos était d’inventer avec ses complices de nouvelles formes poétiques ou romanesques résultant d’un transfert de technologie entre mathématiciens et écriverons (sic). Ce sont ces préoccupations, au croisement du langage et des mathématiques, qui aboutirent à la création de « 100 000 milliards de poèmes ». En composant dix sonnets de 14 vers chacun et en les combinant de façon méthodique, Queneau obtient 1014 poèmes.

L’Oulipo compte aujourd’hui 35 membres, dont 13 excusés pour cause de décès. Car à l’Oulipo, on ne fait pas de distinction entre les vivants et les morts. Et si le groupe a réussi à survivre à la disparition des plus célèbres d’entre eux (R.Queneau, mais aussi G. Perec ou I.Calvino), c’est qu’il procède régulièrement à des co-optations qui se sont révélées d’excellents choix. Les nouveaux venus se sont parfaitement intégrés à l’esprit du groupe. Parmi les membres actuellement actifs, on citera Hervé Le Tellier, Paul Fournel ou Marcel Bénabou, secrétaire provisoirement définitif et définitivement provisoire. L’objectif néanmoins reste le même depuis le début de l’aventure : inventer des règles de composition poétique qui permettent de créer des oeuvres nouvelles et de dégager les potentialités, les ressources cachées, les richesses secrètes des oeuvres existantes. L’activité éditoriale du groupe est très importante depuis 1992 avec la publication des fascicules de la Bibliothèque Oulipienne chez Castor Astral, de l’Abrégé de Littérature potentielle chez1001 Nuits, ou de la toute récente Anthologie de l’Oulipo chez Gallimard. En outre, plusieurs de ses membres ont publié à titre personnel nombre de romans et recueils de poèmes qui rencontrent un succès qui va bien au-delà de leurs aficionados habituels. L’intérêt grandissant que suscite l’Oulipo s’observe également par leurs lectures publiques qui se multiplient et font salle comble : celles qui se tiennent tous les mois à la Bibliothèque Nationale par exemple, ou celle qui a eu lieu au Louvre il y a peu, à l’invitation d’Umberto Eco, sur le thème des listes et inventaires, et pour laquelle il était difficile de trouver un strapontin de libre. Le spectacle « Pièces détachées », créé il y a 4 ans, a été joué deux saisons successives à Avignon, longuement repris au Théâtre du Rond Point, et il tourne à présent partout en France et ailleurs. Il faut également mentionner les commandes publiques qui sont adressées aux oulipiens par des institutions ou des villes ( ils ont récemment créé une oeuvre littéraire spécifique pour le Tramway de Strasbourg) ou le colloque international qui est en préparation et qui aura lieu à la Sorbonne en Mai 2010. International en effet, car l’Oulipo traverse à présent les frontières et essaime partout en Europe mais aussi aux USA, au Canada et jusqu’en Australie. Notons enfin que le mouvement a fait des petits avec l’Oulipopo qui se préoccupe de littérature policière, l’Oupeinpo qui s’intéresse à la peinture, l’Oumupo qui se consacre à la musique comme l’Oucipo au cinéma. Mais où qu’ils se trouvent, les oulipiens se reconnaissent toujours dans la définition qu’a donnée d’eux leur illustre fondateur qui affirmait qu’ « un oulipien est un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir », un labyrinthe de mots, de sons, de phrases, de paragraphes, de chapitres, de livres, de bibliothèques, de prose, de poésie etc.

Mais l’Oulipo d’aujourd’hui est-il vraiment le même que celui des débuts ? M.Bénabou l’affirme sans hésitation, lui qui est là depuis 41 ans. Il souligne que les objectifs poursuivis restent « l’exploration du langage et des possibilités que donne l’invention de nouvelles contraintes, de nouvelles structures formelles ». L’esprit ne s’est donc pas modifié, seule la renommée s’est élargie. Bénabou attribue le succès actuel à « un rapport décontracté que nous entretenons au langage et à l’écriture. Nous avons désacralisé la littérature et l’écriture sans tomber dans l’esprit des chansonniers. Et de ce fait nous occupons une place particulière qui plait aux gens cultivés.» Car cet engouement, s’il est bien palpable, se fait néanmoins dans un cadre restreint, celui des amateurs de poésie et de jeux de langage qui trouvent dans la démarche oulipienne tout à la fois une dimension ludique et une réelle exigence, l’articulation du jeu à un vrai travail littéraire qui repose sur des références culturelles. Il existe donc une complicité forte entre auteurs et lecteurs oulipiens. Bénabou affirme d’ailleurs que le lecteur, « s’il n’est pas d’emblée oulipien, devrait normalement le devenir peu à peu ». Il y a une « formation préalable nécessaire » pour apprécier véritablement les productions oulipiennes, ou du moins un état d’esprit. Ces textes ne s’adressent donc pas à n’importe qui et beaucoup de gens n’aiment pas qu’on désacralise ainsi le langage. « Si nous sommes à présent devenus intouchables, nous étions très critiqués par le passé. On nous traitait d’amuseurs publics, de rigolos. On parlait à notre propos de Grenier de Montmartre. On nous reprochait de pratiquer une littérature populaire, ce qui est le contraire même de notre démarche puisque nos lecteurs doivent avoir, pour nous apprécier, un minimum de culture ». Élitistes donc les oulipiens ? D’une certaine façon sans doute. Hervé Le Tellier préfère parler d’une esthétique de la complicité ». « Lire un texte à contraintes exige un effort. C’est pourquoi il faut affirmer qu’il y a derrière tout texte oulipien le regard d’un lecteur lui-même oulipien ».

On en vient donc à la question des « contraintes » à propos desquelles Perec disait : « Au fond, je me donne des règles pour être totalement libre ». Paroles amplement commentées depuis. Les contraintes oulipiennes permettraient donc de se libérer du problème de l’expression de soi. Bénabou confirme que « dès l’origine il est vrai, l’idée de faire appel à des modèles mathématiques, à des structures, était un moyen de sortir du tête-à-tête avec soi-même qui risquait d’être lassant ». Et à propos duquel Jacques Roubaud écrit : « La contrainte était un pharmakon, un remède (remède et poison, poison aussi) à la mélancolie du roman qu’éprouve le romancier dans une époque où la répétitivité maniaque des schémas éprouvés depuis déjà au moins deux siècles engendre l’ennui profond, passion fondamentale du XXe siècle ». Il y a donc bien pour les oulipiens ce constat que depuis 40 ou 50 ans, il se publie chaque année en France 600 à 700 romans dont très peu sont réellement lisibles. Il y a là quelque chose qui cloche et le recours à la contrainte est pensé comme remède à cette littérature qui « tourne en rond et ne tourne pas rond ». Le jeu volerait ainsi au secours du je ? Bénabou soutient que « le recours à la contrainte n’interdit pas le je. Le moi s’accommode de tout, même de la contrainte. Simplement, on ne dit pas les choses directement mais au travers d’une grille ». Et il ajoute :« Quand Perec choisit la contrainte du lipogramme (texte où l’on se passe d’une lettre) ou des alphabets restreints, il choisit des contraintes qui reposent toutes sur le manque. Or le manque est le drame de Perec, manque de mère, de famille, de communauté d’identification. Le choix de cette contrainte est une façon pour lui d’être au coeur de son moi ». Y compris à son insu.

Il arrive que l’on parle des oulipiens comme de chercheurs. Car ils sont en effet de véritables explorateurs du langage, qui se sont souvent aventurés dans les espaces du « langage cuit » selon l’expression de Desnos, c’est-à-dire les clichés, expressions, formules, proverbes et dictons qui forment un véritable trésor au sein de la langue française. « J’ai trouvé dommage que ce réservoir reste figé, explique Bénabou, et j’ai emprunté la démarche de Desnos pour défiger la langue ». Cette démarche repose sur le principe de la substitution. Par exemple, partant d’un aphorisme de Klausewitz, Bénabou conserve la structure de la phrase et, en apportant un vocabulaire nouveau, fabrique quantité d’autres aphorismes. Au point d’en confier la fabrication à une machine, un programme informatique. Ce recours à la machine a de quoi troubler : peut-on ainsi mettre de côté la question du sens et explorer le langage à travers de purs exercices formels ? À quoi Bénabou répond qu’il ne s’agit pas d’être esclave de ce que l’on produit et que le sens intervient au moment de la sélection des aphorismes que l’on conservera. Mais que l’on pourra aussi faire le choix du non-sens.

L’Oulipo, qu’est-ce que c’est finalement ? Une avant-garde ? Un mouvement littéraire ? Une société secrète ? La question ne le surprend pas et Bénabou répond sans hésiter qu’il s’agit avant tout d’ « une bande de copains qui ont des intérêts communs et notamment un regard sur la littérature et le langage et le goût de l’exploration ». Nous sommes à la bibliothèque de l’Arsenal qui abrite les archives de l’Oulipo et qui leur offre un cadre de réunion. Quoiqu’ils préfèrent souvent aller au restaurant...


Publié dans l'Orient Littéraire de Février 2010.

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