jeudi 4 février 2010

Claude Hagège, l’homme de Carthage.

Claude Hagège est un éminent linguiste français d’origine tunisienne. Agrégé de lettres, lauréat en 1981 du prix Volney, récompensé en 1995 par la médaille d’or du CNRS, il est actuellement professeur au Collège de France. Polyglotte, il parle couramment de nombreuses langues et en connaît plus de cent. Il a mené des travaux de recherche pointus sur la structure des langues, les apprentissages linguistiques, le bilinguisme etc. Auteur de très nombreux ouvrages, dont L’Homme de paroles (Fayard, 1985), L’enfant aux deux langues (Odile Jacob,1996) et Combat pour le Français (Odile Jacob, 2006) il vient de publier chez Plon un Dictionnaire amoureux des langues. Nous l’avons rencontré au milieu de ses bouquins et de ses partitions musicales. Car cet homme exceptionnel ne se contente pas d’explorer sans relâche les langues du monde et d’en parler couramment un grand nombre, il joue aussi de plusieurs instruments de musique et se produit avec un quatuor. Lorsqu’on s’en étonne, il répond simplement que les liens entre les langues et la musique sont si nombreux qu’on pourrait dire qu’ « elles sont musique ».

Comment vous est venu cet amour passionné des langues et cette prodigieuse capacité d’apprentissage de tant de langues différentes ?

Ce qui permet ou alimente une sorte de souplesse dans l’acquisition des langues, c’est évidemment l’amour. Chez ceux qui manifestent des difficultés avec les langues et qui s’en plaignent, comme c’est fréquemment le cas en France, ce qui manque n’est pas une capacité d’apprendre, mais l’amour des langues. Et l’amour des langues, c’est l’amour des autres. Dans mes motivations, il y a donc un profond intérêt pour les « étrangers », c’est-à-dire les gens porteurs d’une langue que je ne connais pas. Ces autres si exotiques ont exercé sur moi une grande fascination dès mon plus jeune âge.

Il faut dire aussi que mon milieu natal, c’est Carthage. Mon ascendance punique a peut-être quelque chose à voir avec tout cela. Cette façade méditerranéenne a été, de par sa position géographique, exposée très tôt à des influences multiples et elle se caractérise par la babélisation, le multilinguisme. J’ai donc grandi dans un port méditerranéen ouvert sur le monde et mon oreille a été bercée par les sonorités des langues les plus diverses depuis mon plus jeune âge. Je suis donc habité par l’amour des langues depuis la petite enfance. Plus que des jouets, je réclamais à mes parents des grammaires et des dictionnaires, et ce dès que j’ai su lire. J’étais un enfant « fou », et mes parents ont dû être désarçonnés par cette « folie » mais comme ils étaient à la fois très généreux et très cultivés, ils ont vite compris qu’il s’agissait d’une passion qui m’habitait.

Votre langue maternelle était néanmoins le français ?

J’ai en réalité trois langues maternelles, le français, l’arabe dialectal tunisien et l’italien. Le français est la langue de ma mère, mais comme vous pouvez le constater, mon français est très littéraire. Quand je suis arrivé en classes préparatoires à Louis Le Grand, mes camarades s’esclaffaient : « Mais tu parles comme on écrit ! » Et c’était vrai. Pour nombre de non - français de souche, l’acquisition de la langue la plus « pure » était une façon de marquer notre francité. En revanche et encore aujourd’hui, j’en connais assez mal les tournures orales. Mais je parlais également le tunisien dialectal avec mes camarades de jeux. J’en ai gardé un grand amour de l’arabe littéraire, que je trouve d’ailleurs plus beau que l’hébreu. Enfin l’italien a fait partie du paysage linguistique de mon enfance en raison de la proximité géographique de la Sicile.

Combien de langues parlez-vous donc ?

Je n’en sais rien car je ne les ai pas comptées. Plus sérieusement, je ne peux répondre à votre question qu’en la reformulant, ou plutôt en la décomposant en plusieurs questions : combien de langues écrivez-vous, Lisez-vous ? Parlez-vous avec un temps de préparation préalable ? Citez-vous dans vos cours ?

Disons que je suis capable de parler couramment et sans recours au dictionnaire une dizaine de langues dont l’italien, l’espagnol, l’allemand, l’arabe classique et dialectal de Tunisie, l’hébreu, le chinois, le japonais, le russe. En revanche, je peux me référer dans mes cours ou dans mes recherches à plusieurs centaines de langues dont je connais les structures et les principales propriétés.

Vos travaux vous ont amené à approfondir les processus d’acquisition des langues et à vous pencher en particulier sur le bilinguisme.

Le nourrisson est une oreille avide. Tout nourrisson est potentiellement multilingue car il est doué d’une capacité d’entendre très structurée à un moment où en revanche, sa capacité d’élocution est faible et ne produit encore que du babil. L’éducation bilingue, si elle est bien conduite exploite évidemment cette situation mais il y a urgence. Car une fois atteint le seuil fatidique de la onzième année, les synapses commencent à se scléroser et sur le plan phonétique, cette sclérose est irréversible de telle sorte que l’enfant ne pourra plus apprendre à parler « sans accent ».

Je recommande que dans les familles linguistiquement mixtes on observe le principe de Ronjat : chacun des parents doit parler à ses enfants dans sa langue maternelle même s’il maîtrise parfaitement la langue de l’autre. C’est seulement de cette façon que l’on favorise un vrai bilinguisme. Mais si le cercle familial est moins favorisé, linguistiquement parlant, alors l’école et les voyages sont des facteurs-clés. Et je me permets de souligner que les relations sentimentales favorisent l’acquisition d’une langue étrangère, celle de la personne aimée.

Cela dit, il existe deux types de bilinguisme, égalitaire ou non-égalitaire. Dans ce second cas de figure, l’une des deux langues l’emporte sur l’autre en prestige, possède un statut plus élevé. Et souvent, le milieu social valorise la langue qu’il ne parle pas et que l’enfant n’apprend qu’à l’école. C’est le cas des communautés maghrébines où, très souvent, les enfants ne pratiquent pas le français en dehors de l’école et parlent avec leurs parents un arabe dialectal assez pauvre ; ils sont, au final, maladroits dans les deux langues.

Parlons à présent de votre Dictionnaire amoureux dans lequel vous vous proposez, dites-vous, de raconter les langues en tant qu’êtres vivants changeants et multiples. Vous inscrivez donc le changement au coeur même des systèmes linguistiques ?

Sans aucun doute. Et cela a toujours été, même si les hommes qui les pratiquent n’en ont pas vraiment conscience. Ainsi par exemple, l’espagnol, l’italien et le portugais étaient perçus jusque très tard, jusqu’au moment des invasions barbares qui ont déchiré l’empire romain, comme du latin et non comme du latin en train de se transformer pour devenir tout autre chose. Pourquoi l’Amérique du sud a t-elle été appelée « latine » ? Parce qu’aussi tard que 1515, au moment de l’arrivée de Cortès et des conquistadors, les espagnols qui vont conquérir l’Amérique parlent un castillan qu’ils croient être très proche du latin.

Le processus de transformation des langues est historiquement permanent. On ne s’en aperçoit pas toujours parce que dans notre représentation de la langue telle que l’école nous l’a transmise, la langue est figée, normée, ce qui n’est pas surprenant puisque le rôle de l’école est de transmettre la loi, d’enseigner les règles. Et il est vrai que la langue écrite évolue plus lentement que l’orale.

Et l’arabe, l’arabe littéraire ? C’est une langue dont on a vraiment l’impression qu’elle ne change pas, qu’elle reste figée et que les grammairiens s’emploient à la protéger du changement.

Il est vrai que dans le cas de l’arabe, la pression de la norme écrite - qui dérive de la langue utilisée dans un texte considéré comme sacré, le Coran – est encore plus forte et qu’elle rend les gens aveugles à l’évolution, non seulement des dialectes, mais même de la langue littéraire, qui elle aussi change, même si plus lentement. Aucune langue ne peut rester à l’abri du changement.

Dans un chapitre très intéressant sur les affects, vous dites que ce que la science est actuellement en train d’établir, à savoir que toute notre vie mentale repose sur un terreau émotionnel, les langues l’ont toujours su et même l’ont toujours dit avec autant de grâce que de rigueur. Pouvez-vous clarifier ce dont il s’agit ?

Je le ferai en prenant un exemple :un physicien ou un chimiste démontrant à son public et de façon rigoureuse, une équation ou la propriété d’une matière, et adoptant pour cela une démarche profondément intellectuelle et rationnelle, est néanmoins habité par des pulsions qui commandent son intérêt et son élocution, car nous sommes tous des êtres d’instinct et de passion. Tout texte supposé « neutre », par exemple un texte de loi ou un jugement rédigés de façon extrêmement dépouillée, ne sont pas exempts d’une dimension affective, ne serait-ce que dans leur structure argumentative, leur rythme ou leur respiration qui se manifestent par les silences ou les signes de ponctuation. Ces signes peuvent être considérés comme le reflet des mouvements de l’âme.

Vous dites en effet que les grammaires de toutes les langues, réputées être de purs systèmes de règles abstraites sont en réalité « des mines de révélations sur notre nature et les cheminements secrets de nos coeurs et de nos pensées ».

Oui en effet et à cet égard il est intéressant d’observer comment différentes langues s’y prennent pour exprimer le sentiment amoureux. En français le je t’aime dit que je est le sujet et t’ l’objet de l’amour. En espagnol, c’est aussi le cas, mais te quiero qui veut dire je te veux, je te désire, contient une évidente implication sexuelle. En italien, nous avons une formulation ti voglio bene, littéralement je te veux du bien, qui introduit un bémol dans le sentiment, et le situe plus dans le registre de la tendresse que dans la folle passion. En Inde, on dira littéralement à moi tu es ; en arabe, le nombre de substantifs qui expriment l’amour est considérable. Ce qui me fascine, c’est l’extraordinaire diversité des moules par lesquels passe la formulation d’un même sentiment. De là mon hostilité à l’anglais dans lequel je perçois une redoutable menace à la diversité qui est le propre même de l’espèce humaine.

Parlons à présent de la nouvelle interprétation du mythe de Babel que vous proposez.

C’est la mienne mais c’est surtout une interprétation développée dès les VIe/ VIIe siècles par un vieux courant talmudique. Des rabbins ont ainsi avancé l’idée que Babel ne devait plus être perçu comme un châtiment (les textes bibliques, étrangement, ne mentionnent pas de quelle faute spécifique les hommes se sont rendus coupables) , mais qu’en détruisant la tour, Dieu donnait aux hommes l’occasion d’accomplir leur vocation : celle de se disperser et d’aller féconder le monde, de répandre partout la diversité des langues. L’unité de la langue n’est autre que l’absence de toute langue. La dispersion est le symbole même du somptueux message de l’espèce humaine à l’univers : nous te mettons en vocables par l’infinie diversité de nos langues dispersées.

Vous analysez également la relation des hommes avec l’espace dans les différentes langues et, à propos de la différence essentielle entre espace et lieu vous dites : « A un lieu nous sommes attachés comme à notre sécurité ; de l’espace en revanche nous rêvons comme de notre liberté ». Est-ce en philosophe que vous parlez ici ou en linguiste ?

Les deux. Il existe dans toutes les langues du monde des termes différents pour désigner l’espace et le lieu. Et dans toutes les langues, le lieu (maison, ville, pays...) est construit comme une balise, un point de repère au sein de l’espace qui peut être infini.

Mais en outre les langues nous montrent clairement un fait essentiel : l’espace premier de l’homme est tout simplement son propre corps et les lieux divers qui le composent, c’est-à-dire les parties du corps humain. Nombreuses sont en effet les langues dans lesquelles les prépositions qui désignent l’emplacement des objets et des êtres dans l’espace proviennent des noms de parties du corps. Le mot signifiant tête pourra avoir, selon le contexte, le sens de sur, pied aura le sens de sous, dos signifiera derrière et ventre signifiera dans. Dans nombre de langues, le corps est donc la mesure de l’espace.

Pour conclure, revenons si vous le voulez bien, sur le lien étroit que vous établissez entre langues et musique ; vous affirmez donc que les langues sont musiques. Pouvez-vous clarifier ce que vous entendez par là ?

Les langues sont musiques ne serait-ce que parce qu’une bonne moitié des langues du monde sont des langues à ton. Prenons l’exemple du chinois. La syllabe ma ne veut rien dire à un chinois si on n’en précise pas le ton. Et selon les quatre tons du chinois, cette syllabe pourra désigner la mer, le cheval, la chambre ou le verbe insulter. Le vietnamien, lui, a six tons différents. On se sert donc, pour produire du sens, de la musique de la voix. Mais la musique des langues, ce sont aussi les voyelles : les mouvements de la voix chantent dans les voyelles et l’on peut dire que ce sont les voyelles qui expriment les états de l’âme.

Mais si les langues sont musiques, on pourrait également dire que les musiques sont langues, au sens ou elles possèdent leur grammaire, leurs règles syntaxiques, celle de l’harmonie et de la construction contrapuntique, et leur sémantique. Soulignons enfin que l’association entre musique et langue n’a cessé de tourmenter les musiciens en même temps qu’elle exaltait leur talent d’invention, et qu’elle a donné naissance à l’opéra, pour le plus grand bonheur des amoureux des langues qui aiment tout autant la musique.

Entretien publié dans l'Orient Littéraire d'octobre 2009.



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