jeudi 8 octobre 2009

Anne-Marie Eddé : Saladin, la naissance d’un mythe.

Anne-Marie Eddé est historienne, spécialiste du Moyen Âge arabe. Directrice de recherche au CNRS, elle dirige actuellement l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (IRHT). Elle est l’auteur de travaux portant notamment sur la dynastie des Ayyoubides, fondée par Saladin, sur l’histoire de la Syrie et de l’Egypte aux XIIe et XIIIe siècles, sur l’Orient au temps des croisades (Flammarion, 2002) ou sur les Chrétiens en pays d’Islam. Elle vient d’achever une impressionnante biographie de Saladin, la première en français depuis un demi-siècle, fruit de dix années de travail, et qui s’appuie sur une multiplicité de sources connues ou inédites : chroniques, récits de voyage, lettres, poèmes, traités administratifs... Si elle s’attache à replacer ce personnage hors du commun dans son contexte, à comprendre sa conception du pouvoir et la manière dont il a fondé sa dynastie, elle entreprend surtout d’analyser les discours dont il fut l’objet du Moyen Âge à nos jours, discours qui servirent à façonner son mythe. Une entreprise exigeante et rigoureuse dont le résultat est tout à la fois accessible au non-spécialiste et passionnant, et qui permet de re-découvrir un Saladin plus complexe et plus riche que celui de sa légende occidentale ou orientale. Rencontre avec une chercheuse passionnée.

J’aimerais tout d’abord vous demander de clarifier la vocation de L’institut de recherche que vous dirigez. Pour le non-spécialiste, tout travail historique est un travail sur les textes. Quel est donc le rôle spécifique de l’IRHT ?

L’IRHT a pour mission l’étude des manuscrits de la fin de l’Antiquité à la Renaissance. Notre objectif est de trouver de nouveaux textes écrits dans les différentes langues du bassin méditerranéen (grec, arabe, hébreu, syriaque, copte, latin, roman...) et de les étudier pour les dater, les authentifier, les attribuer, les traduire, les éditer. Il peut s’agir aussi de rassembler tous les manuscrits dispersés d’une oeuvre et de les comparer pour reconstituer autant que possible le texte original. Dans le domaine des manuscrits arabes, il en existe des quantités qui dorment dans les bibliothèques. Une fois que ces textes sont édités et traduits, ils deviennent la matière première sur laquelle travaillent les chercheurs, dans toutes sortes de domaines.

Concernant votre travail tout à fait exceptionnel sur Saladin, vous écrivez que son plus beau succès fut sans doute l’image qu’il réussit à donner de lui-même. Or il était, lorsqu’il accède au pouvoir, considéré comme un usurpateur. Comment s’y est-il donc pris pour légitimer sa prise de pouvoir ?

Sa succession en effet ne se déroule pas sans mal puisque son prédécesseur, Nûr al-Dîn qui appartient à la dynastie des zenguides, avait un fils. Dans un premier temps, Saladin proclame vouloir être le tuteur du jeune prince, et ne montre aucune volonté d’accaparer le pouvoir. C’est progressivement que le renversement se produira. Dans son entreprise de légitimation d’une prise de pouvoir contestée, Saladin pourra se prévaloir d’importantes réalisations : il a prolongé l’héritage de son prédécesseur, il a unifié l’Egypte, le Shâm (qui au Moyen Âge recouvre la Palestine, la Syrie et le Liban), ainsi que le nord de la Mésopotamie sous son autorité, et surtout, il a repris Jérusalem aux Francs. Sur le plan politique, religieux et symbolique, c’est ce qui fait sa gloire. Ce qui fait sa gloire aussi, ce sont ses victoires sur l’Occident. Tout cela va le servir bien sûr, mais en même temps, il n’aurait pas réussi à atteindre une telle célébrité s’il n’y avait autour de lui un entourage qui s’attache à répandre une certaine image de lui.

Vous parlez en effet de « propagande ». Il y avait donc de véritables instruments de contrôle de l’ « opinion publique » dès le Moyen Age ?

Il y avait en effet d’une part une réelle volonté de construire de façon organisée l’image de ce souverain, et d’autre part, un certain nombre de moyens disponibles tels que les lettres aux émirs des états voisins et au calife de Bagdad, les poèmes chantant sa gloire, les traités spécialement rédigés à son intention, les inscriptions monumentales où l’on mentionne ses titres et ses actions de gloire et enfin les biographies rédigées par des proches qui ne cachent pas leur volonté de dresser le panégyrique de Saladin pour en faire le modèle du souverain idéal.

Donc on peut en effet parler de propagande dans la mesure où il y a bien un système organisé qui s’élabore pour diffuser une image.

Mais à l’inverse de ce que l’on entend par opinion publique aujourd’hui, il s’agit moins ici de convaincre la base, le peuple, que le calife sunnite de Bagdad et les élites. La propagande s’adresse avant tout aux dirigeants actuels et futurs pour les instruire de ce que doit être un bon souverain, au calife de Bagdad et à son entourage, à ceux dont on espère l’aide, à savoir les voisins qui vont envoyer des troupes et de l’argent, aux ulémas qui à leur tour convaincront le peuple d’appuyer Saladin, enfin à l’élite militaire dont le soutien est essentiel.

Vous développez également toute une analyse de la relation de Saladin à la guerre sainte, le jihad. Saladin encourageait-il ses combattants à mourir en martyrs ? Est-il lui-même avide de mourir sur « le chemin de Dieu » ?

Il est bien entendu très difficile de connaître ses intentions profondes. La plupart des textes auxquels nous avons accès sont écrits par son entourage dans un objectif de propagande que nous venons d’évoquer. Et ces textes le présentent en effet comme le chef charismatique seul capable, à cette époque, de conduire le jihad. Al-Tarsûsî, par exemple, dédicace à Saladin un traité dans lequel il reprend tous les thèmes classiques associés au jihad, celui de la pureté, du martyre source de vie et non de mort... Peut-on dire pour autant que Saladin souhaitait que ses partisans meurent en martyrs? Sans doute pas. Son objectif était plutôt de mobiliser les énergies en apaisant les craintes des combattants, de valoriser la mort si celle-ci était au rendez-vous. Je cite d’ailleurs une lettre écrite par son chancelier, al-Qâdi al-Fâdil, qui félicite son destinataire d’avoir fui devant l’offensive des Francs « car des félicitations pour avoir gardé la vie sauve valent mieux que des félicitations pour le martyre ». Un telle déclaration pouvait s’appuyer sur un hadith qui affirme que « l’encre du savant est plus précieuse que le sang des martyrs ».

A côté de l’idéologie, il y avait donc les réalités du terrain. On n’allait pas au combat pour mourir mais pour remporter la victoire.

L’une des questions à laquelle vous vous attachez dans votre travail est celle de savoir comment ce guerrier qui reprit de nombreux territoires aux Francs, finit par incarner en Occident l’idéal du chevalier chrétien, preux, généreux et magnanime. Pouvez-vous revenir sur cet étonnant paradoxe ?

Il y a là en effet un grand paradoxe. Le combat contre les Francs et la reprise de Jérusalem ont été au centre de sa vie, et voilà qu’il finit par incarner l’idéal du chevalier chrétien. Plusieurs explications possibles à cela. Tout d’abord dans son combat, Saladin a réellement privilégié la négociation et la prudence. Il a toujours fait preuve d’une grande capacité de négociation, qui lui a permis de s’emparer de villes sans combattre ni faire de victimes. Et il a fait du respect de ses engagements une véritable arme politique. C’était à la fois un trait de son caractère et la manifestation de son intelligence politique. Il a su souvent se montrer magnanime, laissant la vie sauve à ses adversaires contre le paiement d’un tribut, autorisant les épouses du roi et des chevaliers qui se trouvaient à Jérusalem à partir, libérant le roi Guy de Lusignan contre le simple serment de ne pas reprendre les armes contre lui.

Les Francs, par ailleurs, ont subi face à lui des défaites cuisantes. Comment les expliquer à une époque où l’on pense que c’est Dieu qui envoie la victoire pour récompenser vos mérites, ou la défaite pour vous punir de vos péchés ? Il valait mieux être battu par quelqu’un qui avait toutes les qualités d’un vrai chevalier plutôt que par un musulman. Cela rendait la défaite moins humiliante. Ainsi s’est construite progressivement la légende d’un Saladin adoubé chevalier, descendant du comte de Ponthieu -car il fallait qu’il eût du sang chrétien- et recevant le baptême. Le contexte littéraire de l’époque, celui de la littérature courtoise et des romans de chevalerie, a favorisé la constitution de cette légende, qui s’appuie néanmoins sur un fond de vérité.

En Orient à l’inverse, il faut attendre jusqu’au XXe siècle pour que le mythe de Saladin prenne de l’ampleur. Pourquoi cela ?

Le contexte, là encore, nous permet de le comprendre. La fin du XIXe siècle en Orient est marquée par la montée du nationalisme arabe et par la volonté de lutter contre l’empire ottoman d’abord, les forces colonialistes ensuite. On recherche dans le passé des repères, des figures qui incarnent les valeurs que l’on souhaite défendre. Et Saladin apparaît comme le personnage providentiel, unificateur des Arabes dans un contexte de désunion, sauveur de Jérusalem alors que le conflit israélo-arabe se pose avec de plus en plus d’acuité. Il est vrai que Saladin est kurde, mais il est de culture arabe, il parle et écrit l’arabe ; il est donc facile à arabiser, davantage en tout cas que le sultan Baïbars qui a remporté plus de victoires que Saladin, mais qui est perçu comme fondamentalement turc.

Il y a donc la légende dorée, mais aussi les ombres. Du côté des ombres, vous mentionnez l’incapacité de Saladin, malgré les réformes qu’il s’efforça d’introduire en Egypte, à construire un Etat. Mal bien de chez nous sans doute. Pourquoi cela ? Pourquoi cet échec ?

Il faut d’abord se rappeler qu’on est au Moyen Âge, à une époque où les Etats, au sens moderne, n’existent pas. En Occident, la notion commence à émerger, et on assiste à un début de centralisation pour accroître le pouvoir royal face à celui des grands seigneurs.
En Orient la situation est très différente.

Saladin n’est pas tant préoccupé par le développement des territoires qu’il conquiert - ou le bien-être des populations - que par sa volonté de mettre ces territoires au service de son combat contre les Francs. Il épuise les richesses de ces territoires pour financer des guerres qui coûtent très cher. Il va aussi confier des territoires à des émirs pour les récompenser de leur soutien et ces territoires échappent donc au pouvoir central et poseront par la suite de graves problèmes à ses successeurs. Et à la fin de son règne, le trésor public est totalement à sec. Son chancelier le dira : il a épuisé les ressources de l’Egypte pour conquérir la Syrie et la Palestine, puis il a épuisé les richesses de la Syrie et de la Palestine pour conquérir la Haute-Mésopotamie. C’était une sorte de fuite en avant qui explique en partie son échec.

Finalement, avec le recul des siècles et néanmoins le regard affûté de l’historienne, que faut-il retenir de Saladin ? Est-ce un personnage attachant ? Les Arabes ont-ils raison d’en faire leur « champion » ?

On s’attache forcément à un personnage lorsqu’on chemine avec lui pendant si longtemps. Une longue fréquentation peut donner l’illusion de la proximité. Mais je me méfie des certitudes. L’historien doit rester dans la nuance, rétablir la complexité là où l’on est tenté de schématiser. Je crois que Saladin a été un grand homme politique, un grand guerrier, et qu’il a su très bien s’entourer. Mais, et peut-être est-ce cela qui est frustrant, les sources ne permettent que rarement d’accéder à l’homme derrière le souverain.

Ce qui m’a le plus passionnée dans cette aventure, c’est de décrypter le discours de son entourage et d’analyser les arguments avancés pour susciter l’adhésion. Peut-être les lecteurs ne rencontreront-ils pas dans les pages de mon livre le Saladin qu’ils croient connaître, ce Saladin auréolé de légende et donné en modèle. Du moins aura-t-il gagné en complexité.

Publié dans l'Orient Littéraire d'Octobre 2008.

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