Peut-on pour commencer revenir sur votre parcours d’écrivain ? Vous avez débuté votre vie professionnelle en tant qu’ingénieur industriel. Comment s’est fait le passage à l’écriture ?
Je n’ai pas obtenu mon diplôme d’ingénieur, ayant interrompu mes études en cours de route, mais j’ai en effet travaillé pendant 4 ans dans la métallurgie. Et un an après m’être arrêté, j’étais encore poursuivi par des images obsessives, de blessures et de peurs. Mon premier livre, Sortie d’usine, est parti de quelques nuits d’écriture où je tentais de cerner ces images. Ce travail était de l’ordre de la nécessité, de l’obéissance à une nécessité.
Pouvez-vous clarifier davantage cette nécessité d’écrire où vous vous êtes trouvé ?
Dans l’écriture, il y a des moments où l’on ne sait pas où on va. Il faut se rendre disponible, se tenir prêt. L’écriture est de cet ordre-là. On atteint des zones de tremblement et on sait qu’à cet endroit-là, quelque chose va se jouer par le langage.
Après la mort de mon père, il s’est passé la même chose. Je n’avais pas l’idée d’écrire et en même temps, j’étais traversé par des sensations physiques, l’impression que je lui touchais le visage. Et dans ma main droite, il y avait la rémanence de sensations simultanées de froid et de chaud. Il suffit de ça et on part dans l’écriture sans savoir du tout ce qu’on va obtenir. Ces expériences dont je vous parle sont des expériences d’écriture rapide, en temps limité, qui emmènent dans des zones imprévisibles. C’est la leçon de Proust et d’autres écrivains qui en parlent aussi. Faulkner par exemple dit qu’on a tous en soi un territoire particulier dans lequel il faut creuser. La difficulté, c’est de le trouver. Pour moi, ce territoire originel est indissociable de certaines images d’enfance : on habitait dans un garage et dans la cuisine, il y avait une porte jaune qui ouvrait directement sur l’atelier où travaillait mon père. Voilà, c’est mon territoire ; je n’ai pas le choix, je ne peux pas en sortir. Ce territoire prend néanmoins différentes figures. J’écoutais ce matin à la radio que deux usines allaient fermer leurs portes, dont l’usine SKF de roulement à billes à Fontenay-le-comte qui est la première usine où j’ai travaillé en 1973, et l’usine Heuliez dans l’ouest qui fabrique des véhicules industriels. C’est là que j’allais enfant, avec mon père, prendre livraison de camions. Ce sont des images très fortes de mon enfance et qui parlent de mondes finissants. Il n’y a pas de ma part de démarche volontaire mais je n’ai pas d’autre solution que de les explorer par l’écriture.
Cette veine, celle du monde industriel finissant, est en effet très présente dans votre oeuvre, à côté de deux autres thématiques, celle de la ville et celle de la musique rock.
Mais ces trois thématiques sont liées, je ne les distingue pas. Pour moi et ceux de ma génération, la répartition dans le territoire était très différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Là où j’habitais, il y avait 3500 habitants et nos enseignants habitaient là eux aussi. Mais par la suite, à chaque étape de vie, il me fallait rejoindre une ville plus grande. On s’imaginait que c’était notre propre histoire, on n’avait pas compris que ce qu’on vivait relevait de la recomposition du paysage social et urbain de la France. La ville est venue vers nous, on l’a vu se fabriquer sous nos yeux. Mon imaginaire est fait de ces images-là. Je pense toujours à la fameuse phrase de R.Barthes : « On écrit toujours avec de soi ». C’est ce « de soi » que j’aime beaucoup. Dès lors qu’on creuse en soi-même, c’est ça qu’on trouve. Travailler sur l’espace de la ville me permet de rejoindre mon propre itinéraire, et avec la musique, c’est pareil. On a vécu le passage de la radio à la TV, l’arrivée des images en couleur. Ce ne sont pas des appropriations personnelles mais des évolutions du monde. Interroger la notion d’image, de représentation, et comment elle se constitue, mon chantier sur la musique est venu de là. Ces personnages, Bob Dylan ou Led Zeppelin dont j’ai écrit les biographies, il existait sur eux une documentation gigantesque, et au milieu de tout ça, il y avait comme des trous, de petits endroits non documentés et qui donnaient lieu à des légendes, des mythes. Je me suis emparé de ces trous biographiques. Et pour ces travaux d’écriture-là, j’ai dû me poser les mêmes questions que pour mes autres livres : comment raconter, comment traiter l’épaisseur documentaire, quelle doit être la place de la fiction, qu’est-ce qu’un roman,etc.
Cette hybridation des genres est en effet très présente dans vos livres.
Non, il ne s’agit pas d’hybridation mais d’un refus délibéré de la notion de genres. C’est une notion qui n’est plus opérante si jamais elle l’a été. Bossuet, ce n’est pas de la littérature religieuse et Sévigné, ce n’est pas de la littérature épistolaire. Cette notion de genres est une commodité universitaire, qui ne rend compte, à mon sens, que d’une partie de ce qui s’est passé au XIXe siècle. Écrire sur Bob Dylan, c’est tout à la fois comprendre la ville américaine et interroger le fonctionnement du roman. Tout est lié.
Et pour ce qui a trait à votre travail sur la fermeture de l’usine Daewoo, est-ce en lien avec un engagement politique, une volonté de témoigner?
Il n’y a dans cet ouvrage aucun témoignage. Je n’ai interrogé personne. J’ai convoqué la forme journalistique de l’entretien au service d’une fiction. Il n’existait, dans le cas Daewoo, aucune archive, aucune mémoire. Quand il n’y a rien qui puisse porter témoignage, que peut-on apprendre sur ces mondes en train de disparaître ? J’ai écrit pour tenter de répondre à cette question. Et quelle que soit l’analyse politique qu’on peut en faire, et qui n’est certes pas absente, l’intention politique et la volonté de témoigner ne font pas de littérature. Il n’y a pas de littérature qui se valide sur cette volonté-là. En écriture, j’obéis à quelque chose. J’organise mon expérience du monde avec mon seul outil, le langage. L’architecture d’un texte, la construction d’une phrase qui tienne, voilà les seules questions qui vaillent.
Venons-en à votre dernier livre. Vous êtes au Hilton de Montréal pour un Salon du livre. Un incendie vous arrache à votre chambre en pleine nuit et vous en tient éloigné pendant quatre heures, en même temps que les autres clients de l’hôtel. Puis retour à la normale. Pas de victimes, juste quelques dégâts matériels, le plus parfait des non-événements en somme pour reprendre vos propres termes. Pourquoi avoir décidé d’en faire un livre ?
Si on le savait, on ne le ferait pas. Disons que dans ce livre, j’interroge le lien entre l’expérience directe et la littérature. C’est ce processus qui est l’objet de mon texte. J’ai voulu travailler sur un fragment de réel dont il ne restera rien, et ma question était : comment faire avec ça ? Avec quels discours travailler là-dessus ? Par exemple, alors que je me suis engagé dans l’écriture, je m’aperçois que le monologue intérieur ne fonctionne pas. Comment casser cette instance de discours ? Par quoi la remplacer ? Au fur et à mesure que se compose le puzzle des différentes strates de discours, on découvre qu’on se rapproche de quelque chose qui fait sens. En réalité, on s’explore soi-même. Le chantier de fouilles archéologiques, c’est moi, puisqu’il s’agit d’un roman. Beaucoup de peintres travaillent comme ça, avec des inclusions de matières différentes au sein d’une même oeuvre ; les musiciens aussi ; le « bridge » par exemple est une variation à l’intérieur d’un morceau de jazz. C’est en pensant à ça que j’ai choisi le nom de l’hôtel de Dreux au chapitre IX : le Bridge ; j’établis ainsi une analogie avec l’improvisation, si fréquente en musique. Dans l’écriture, l’improvisation, c’est ce qui se passe quand on s’est « mis à disposition », quand on s’est rendu disponible au surgissement de quelque chose de nouveau, d’inattendu. Il s’agit d’atteindre ce qu’on ne peut atteindre avec l’intention, encore moins avec l’engagement, de se laisser traverser. C’est difficile, et parfois peu plaisant. Ça casse le goût de la belle forme, de la belle phrase. Cette fibre-là a toujours existé dans la littérature, avec Artaud ou Agrippa d’Aubigné. C’est aussi ça qui se passe dans les ateliers d’écriture.
Vous voyez l’atelier d’écriture comme un espace d’improvisation ?
Une proposition d’écriture est pour moi comme une partition musicale. On la prépare, on la construit, elle mûrit tranquillement. Il faut souvent plusieurs séances pour savoir comment la mener. Puis dans cette instance collective qu’est l’atelier, ce qu’on découvre est toujours une surprise. C’est le surgissement de l’imprévisible qui fait pour moi sa force, cette espèce de mystère toujours renouvelée. Les ateliers d’écriture me mettent en permanence en contact avec ça et c’est pour cette raison que je les aime. Ils m’aident dans ma propre écriture.
Comment en êtes-vous venu à animer des ateliers d’écriture ? Comment s’est fait sentir cette nécessité-là pour vous ?
J’ai publié mon premier livre en 1982. Par la suite, j’ai continué à publier un livre tous les deux ans, à faire des émissions de radio, mais j’avais l’impression que le monde que j’utilisais dans mes livres s’était arrêté. Ce qui se passait au niveau de la ville, comment ceux qui y vivaient en parlaient, avec quels signes ils pensaient leur environnement, de tout cela je me sentais séparé. Puis un jour, on m’a proposé de travailler avec des lycéens de La Courneuve pendant une semaine. À cette époque, je ne connaissais même pas l’expression atelier d’écriture. Mais je m’étais fait la réflexion que, pour apprendre la philosophie, on la pratiquait en classe alors qu’il n’existait rien d’équivalent dans l’enseignement de la littérature. Je suis venu avec un texte de Perec et un autre de Kafka et j’ai eu envie d’explorer ce qui se passait avec ces jeunes quand on les faisait écrire. Cette exploration, depuis, n’a pas cessé. J’anime des ateliers d’écriture parce que j’aime la langue et que je peux guider les participants techniquement, dans la langue. Mon point de vue est esthétique, qu’il s’agisse de SDF ou d’enseignants. Je leur dis : voilà pourquoi ce que tu as écrit est beau. Je les guide aussi dans la réécriture, en leur conseillant par exemple des livres, des auteurs, des procédés à regarder de plus près. Après chacun fait sa route. J’estime que l’atelier d’écriture participe d’une démarche de transmission de ce qu’est la littérature et y occupe une place absolument vitale.
Publié dans l'Orient Littéraire d'Août 2009.
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