jeudi 27 août 2009

Ben Jelloun:"Le roman me permet d'interroger la complexité du monde".

On ne présente plus Tahar Ben Jelloun. Depuis la publication de « La plus haute des solitudes » en 1975 , il n’a cessé de construire une oeuvre multiforme, récits, essais, poèmes, nouvelles et romans, mais au travers de laquelle il interroge sans cesse le Maroc d’hier et d’aujourd’hui, ses blessures, ses contradictions, ses difficultés, ses espoirs.

Ses premiers textes, des poèmes, il les a écrits dans un camp disciplinaire en 1966. Quelque temps après son arrivée en France, il commence une collaboration avec le journal Le Monde et Pierre Viansson-Ponté y sera tout à la fois son maître, son protecteur et son ami.

« La nuit sacrée », suite de « L’enfant de sable », reçoit le prix Goncourt en 1987. Ces deux romans connaissent un succès planétaire et sont traduits dans 43 langues. En 1998, « Le racisme expliqué à ma fille » suscite un immense écho ; Ben Jelloun sera très sollicité pour des débats et des conférences sur la question du racisme et s’y pliera volontiers. Le livre sera traduit dans 25 langues. Depuis de nombreuses années, Ben Jelloun collabore régulièrement à plusieurs journaux européens.

Son dernier ouvrage vient de paraître chez Gallimard. « Sur ma mère » est tout à la fois la chronique d’une fin de vie, une enquête romanesque sur un personnage somme toute énigmatique et un chant d’amour filial empreint d’une grande émotion. Avec beaucoup de courage, Ben Jelloun y aborde de front la lente déchéance du corps et les douloureuses atteintes à la mémoire. Un livre dont on ne sort pas indemne. Entretien.

Votre livre est évidemment un hommage à la mère et en même temps, il s’agit d’un livre difficile. Difficile parce qu’il s’attaque à la question douloureuse de la maladie et des atteintes physiques et mentales qu’elle occasionne. Pourquoi avez-vous souhaité écrire là-dessus ? Ce texte a t-il été difficile à écrire ?

Je n’avais pas, au tout début, de projet d’écriture sur cette question. J’ai passé beaucoup de temps avec ma mère pendant les derniers mois de sa vie. Je lui parlais, je lui tenais la main, je lisais, je l’écoutais et je prenais parfois des notes. Ce qu’elle disait m’impressionnait fortement, parce qu’elle s‘est mise à me parler de choses qu’elle n’avait jamais dites auparavant. La maladie fonctionnait comme le révélateur d’un vécu enfoui profondément.

Et je prenais conscience que cette mère respectée, cette femme élégante et discrète qui parlait peu, avait vécu des choses difficiles sur lesquelles, par pudeur, elle avait gardé le silence.

J’ai donc interrogé ma soeur, ma tante, pour découvrir qu’elles non plus ne savaient pas tout. Il me fallait donc faire une enquête pour aller à la recherche de ma mère, et à partir de là, il ne pouvait plus s’agir que d’un roman, puisque cette femme-là m’était étrangère.

Il y a donc dans mon texte une part « romanesque », celle qui concerne sa vie dans le Fès des années 30 qu’il m’a fallu imaginer, et une part « documentaire », celle qui concerne les moments de sénilité et les atteintes de la maladie.

Mais dans les deux cas, il y a eu un vrai travail d’écriture, de composition. Et c’est ce travail qui m’a permis de dire des choses qui sont habituellement tues. Si l’on pense aux livres consacrés aux mères, on observe qu’ils adoptent le plus souvent le point de vue de la vénération. Mais moi, ce qui m’intéresse c’est ce qui fait mal, c’est d’être au plus près de la vérité, y compris lorsque la vérité est violente ou difficile.

Vous aviez déjà écrit sur un thème proche. Dans « Jours de silence à Tanger », il y a cette figure du vieil homme malade, dans sa chambre, en proie à sa mémoire qui flanche et à ses souvenirs. Peut-on parler d’un diptyque ?

Peut-être, mais il n’y a là rien de prémédité. Il y a néanmoins entre les deux textes des différences fortes, ne serait-ce que parce que, si l’on retrouve dans le premier la figure de mon père, j’y brosse le portrait très particulier d’un homme confronté à la solitude. La mort de mon père, postérieure à la parution du livre, a été très brutale, un accident et une disparition quelques jours plus tard. Rien de tel avec ma mère qui a été confrontée à l’expérience de la déchéance. Et il m’importe ici d’ en avoir atteint, au travers de ce livre, la dimension universelle.

Mon livre est déjà paru en Allemagne et me sont parvenus des témoignages très touchants de lecteurs qui me disaient se retrouver complètement dans ce que je décris. Leurs réactions m’ont rassuré : mon livre n’est donc pas cantonné à un espace culturel unique, et il est, plus qu’un témoignage singulier, un roman.

Dans ce livre, comme souvent dans vos autres textes, vous avez recours au monologue intérieur. Monologue de la mère auquel se mêle par moments le monologue du fils. Vous affectionnez particulièrement cette forme d’écriture... Peut-on dire qu’elle a à voir avec la littérature orale ?

J’aime entendre des voix dans mes textes. Et il me paraît important de pouvoir entrer dans l’intériorité de mes personnages. Je pense par exemple à Thomas Bernhard. Ses ouvrages sont empreints d’une grande violence, mais elle est acceptée par le lecteur parce qu’elle transite par le monologue intérieur du personnage ; et le lecteur devient le complice du personnage. J’aime entraîner mon lecteur dans cette complicité.

Quant au lien avec la littérature orale, il existe bien sûr, mais pas de façon naïve, immédiate. La littérature orale n’est pas l’oralité. Les 1001 Nuits par exemple sont très écrites, très composées, et l’oralité du conteur y est très travaillée.

Et si ce monument littéraire arabe compte, bien sûr, parmi les influences dont je me réclame, mon style est tout autant influencé par certains textes majeurs de la littérature occidentale. Je citerai Joyce et le rôle déclencheur d’ « Ulysse » dans mon désir d’écrire : ce texte proprement labyrinthique, je ne sais pas si je l’ai compris, mais il m’a impressionné par sa façon extraordinaire de raconter une histoire somme toute très mince. Et l’on y trouve l’impressionnant monologue intérieur de Molly Bloom. Je citerai aussi le Faulkner de « Tandis que j’agonise » ou « Le bruit et la fureur ». Là encore, recours au monologue intérieur et magistral travail des points de vue. L’histoire est racontée via des points de vue singuliers, multiples, et parfois négligeables, comme lorsque Faulkner donne la parole à un idiot. Et cette multiplicité des points de vue construit une passionnante complexité.

Votre livre a pour sujet la mère, mais de façon souterraine, il a également pour sujet la ville, ou plutôt les deux villes qui bordent souvent l’univers de vos livres : Fès qui représente la tradition et Tanger qui symbolise la trahison.

Oui en effet, ces deux villes sont à nouveau très présentes. Et il s’agit de villes très opposées. Fès est la plus vieille ville du Maroc, on célèbre son 1200e anniversaire. Tanger est une ville frontière, un port ouvert sur l’Europe, une ville pas très « nette ». Et si pour nous, les enfants, aller à Tanger était une salutaire sortie du labyrinthe étouffant de Fès, pour mes parents, quitter l’une pour l’autre a représenté un moment décisif qui les a fait basculer d’une époque à une autre, d’un monde à l’autre. Ce changement les a violentés. Il s’est apparenté à un exil et a entraîné une perte des repères. Dans mon livre, la mère est dans une confusion entre les deux villes qui traduit son désarroi. Il y a chez elle une négation de Tanger et un retour au Fès de son enfance. Et ce Fès entretient un lien très fort à la pratique religieuse et au culte du saint patron. La religion est très présente dans notre tradition familiale, mais c’est une religion empreinte de spiritualité et très éloignée de tous les fanatismes qu’on rencontre tant aujourd’hui.

Il y a une question qui me paraît centrale dans votre oeuvre, c’est la question du corps. On pense à la douleur du corps impuissant dans « La plus haute des solitudes », à la tragédie du corps masqué dans « L’enfant de sable », au corps violemment sexué de « Harrouda » et ici, au corps déchu.

C’est exact. Le corps est le lieu de toutes les expressions, des plus violentes aux plus douces.

En cela, mon oeuvre est fidèle à la société marocaine dans laquelle le corps est très présent, et qui a développé toute une tradition, toute une culture extrêmement raffinée de la sensualité. Chez nous, le corps est sollicité dès l’enfance, avec toutes les pratiques liées au hammam par exemple. Mais aujourd’hui, cette culture est masquée, censurée, et il arrive que mes textes choquent les marocains.

L’autre thème majeur du livre, c’est évidemment la mémoire. Mais il s’agit cette fois d’une mémoire trouée, vacillante, impuissante. Faut-il y voir une métaphore ?

La mémoire est la source vive de tous mes livres. La mémoire du Maroc est encore inconnue et je ne fais que ça, essayer de fouiller cette mémoire. L’accès y est encore difficile. Nous vivons dans une société du silence et de l’oubli. Les grands leaders politiques, les grands témoins de l’histoire du pays sont morts sans laisser de mémoires, sans avoir écrit de livres. Nous n’avons pas, comme en Occident, cette tradition des traces écrites. J’ai donc le souci de travailler là-dessus, de restituer dans mon travail des pans du passé, des aspects peu connus de certains grands événements.

On a le sentiment que votre livre est une forme d’hommage à la culture marocaine traditionnelle, et au sein de cette culture, au respect quasi religieux des parents. Vous dites bien d’ailleurs que si votre mère est illettrée, elle n’est pas inculte : elle a sa culture, ses convictions religieuses, ses valeurs. Par contraste, vous brossez le portrait surprenant de la mère de votre ami Rolland, sorte de contrepoint à la figure de votre mère : une femme libre, cultivée, riche, mais qui meurt de façon terriblement solitaire.

Une des valeurs morales humanistes qui reste intacte dans la société marocaine, et sans doute dans toutes les sociétés arabes d’aujourd’hui, c’est le respect naturel des personnes âgées. Ceci nous distingue totalement de l’occident. Et rien, fort heureusement, ne menace encore cette valeur qui me parait essentielle.

Dans mon livre, je fais le portrait de Zilli. C’est une femme qui a voyagé, qui a eu des amants, qui joue au piano, lit beaucoup, va à l’opéra. Sa vie a été pleine et riche, mais cette richesse s’est accompagnée d’une grande sécheresse des liens. Comme si la solitude était le prix à payer pour cette vie libre. L’émergence de l’individu en occident se paie du sacrifice de certaines valeurs fondamentales telles que l’amour filial, le respect absolu des parents, le devoir d’assistance aux plus âgés. Zilli meurt seule, comme des millions de personnes en Europe, et on l’a encore vu au moment de la grosse canicule de l’été 2003. En occident, on meurt de solitude. Au Maroc et dans le monde arabe, nous sommes sauvés par l’Islam, qui préconise l’amour et le respect des parents.

Faut-il parler d’Islam ? Ce respect des anciens, des liens familiaux, on le rencontre également et avec la même intensité chez les chrétiens ou les juifs du monde arabe.

Disons qu’il s’agit d’une valeur essentielle de la société arabe. En tous cas au Maroc, on se réfère explicitement aux versets du Coran qui parlent du nécessaire respect dû aux parents. Et il est vrai que j’ai voulu rendre une sorte d’hommage à cette culture-là. Je l’ai dit dans mon texte, on n’est rien sans la bénédiction de ses parents. La bénédiction, cela n’a rien à voir avec la religion. C’est une passion, un fil de soie tendu entre deux êtres, c’est un amour gratuit, simple et évident.

Mais le Maroc bouge et parfois trop vite. Chemin faisant, on sacrifie peut-être ces valeurs fondamentales. Lorsqu’on observe également le comportement des jeunes issus de l’immigration, on a quelques raisons de craindre pour l’avenir. Ces jeunes vivent comme des Français tout en essayant de préserver ce lien privilégié avec leurs parents, mais ils ont du mal. Ils sont forcément confrontés à la perte des repères et des valeurs.

Finalement, le Maroc est au coeur de tous vos livres. Vous avez construit une oeuvre abondante, mais jamais vous ne vous êtes aventuré à l’extérieur de votre pays. Pourquoi ? Ne vous arrive t-il pas d’avoir envie d’écrire sur autre chose, de prêter votre plume à des personnages non marocains, français par exemple ?

Cette idée ne me traverse jamais et je crois que je n’y arriverais pas. La société française est décrite par des milliers de romanciers. Modiano, Pennac, D’Ormesson, le Clézio et d’autres accomplissent ce travail de témoins de leur temps. Mon travail à moi consiste à fouiller la société marocaine, à témoigner des choses difficiles que vivent les gens, et ce par le biais de la forme romanesque. Le roman est donc pour moi comme l’outil qui me permet d’interroger la complexité des relations entre les individus et le réel. C’est là mon engagement et le sens de mon oeuvre, et je ne la conçois qu’ancrée dans la société marocaine, ses problèmes, ses violences.

Un jour peut-être, j’arriverai à quelque chose qui ressemblerait au bonheur. Je cesserai alors d’écrire, parce que le bonheur n’est pas littéraire.


Publié dans l'Orient Littéraire de Février 2008.

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