jeudi 27 août 2009

Yannick Haenel : « La littérature s’écrit contre ceux qui croient savoir ».

Yannick Haenel est né en 1967. Fils de militaire, il fait ses études dans un établissement qui leur est réservé. Est-ce de là que lui vient cette volonté farouche de dire non, de refuser les lignes droites et de vagabonder à la recherche de sa vérité par l’écriture ? Professeur de français jusqu’en 2005, il a publié plusieurs romans dont « Introduction à la mort française » et « Evoluer parmi les avalanches » ; un essai sur les tapisseries de La Dame à la Licorne : « A mon seul désir » ; et deux volumes d’entretiens avec Philippe Sollers. Il lance et co-dirige à partir de 1997 une revue littéraire « Ligne de risque ». « Cercle », son dernier livre a été publié dans la collection l’Infini dirigée par Philippe Sollers chez Gallimard et a reçu le prix Décembre et le prix Roger Nimier. Ce roman lui a permis de sortir de l’ombre et de se faire mieux connaître du grand public. Il vient d’être nommé pensionnaire à la prestigieuse villa Médicis à Rome. Rencontre avec un écrivain de talent, un Rimbaud moderne.



Dans un texte que vous avez écrit cet été pour « Le Monde Des livres », vous racontez que vous passez l’été dans la vallée de l’Eichel en Alsace. Et votre alter ego littéraire, que l’on retrouve dans « Cercle » s’appelle Jean Deichel. Simple coïncidence ? Cette vallée semble avoir pour vous un importance certaine, et le nom de votre héros n’a pas été choisi au hasard. Pouvez-vous nous parler de lui ?

Le nom de Jean Deichel vient en effet d’une rivière, l’Eichel, qui coule en Alsace, et relie l’Allemagne à la France. J’aime l’idée que ces deux cultures se rejoignent ainsi dans mes phrases, et que celles-ci contiennent de l’eau. Jean Deichel est une rivière qui devient un fleuve : c’est une définition possible de « Cercle », et peut-être de tout roman. Aragon disait qu’écrire, c’est « détourner un fleuve de son cours, dans un monde qui se précipite vers sa perte ». Jean Deichel est aussi le narrateur d’un roman que j’ai publié en 2001, « Introduction à la mort française », et celui d’un roman que j’ai en tête en ce moment.


«Cercle » a adopté la structure de la Divine Comédie de Dante dans un ordre inversé, puisque vous passez du purgatoire parisien, à l’enfer berlinois puis au paradis qui correspond à la traversée des pays de l’Est. Pouvez-vous vous expliquer là-dessus ? Etait-ce un projet pensé de cette façon dès le démarrage ou cette structure s’est-elle imposée à vous en écrivant ? Quelle signification faut-il donner à cette structure ?

Cette structure m’est venue au bout de trois années d’écriture. J’avais accumulé énormément de pages, écrites au vol, en vivant un peu à la manière du narrateur du livre, c’est-à-dire très librement, et en errant aux quatre coins de l’Europe. Il s’agissait d’une expérience d’écriture permanente, un roman instantané qui se développait comme une improvisation de free jazz. Ça faisait plus de mille pages : une mosaïque de séquences poétiques, des fragments érotiques, des passages plus narratifs, des notations de voyage. Je sentais qu’il y avait là-dedans un livre, mais qu’il fallait le sculpter. J’ai arrêté mes promenades, j’ai cherché un petit appartement à Paris, d’où je ne suis plus sorti pendant deux ans, le temps d’ajuster tout ce matériel d’écriture dans une forme qui lui donne vie. La structure en trois partie m’est venue des tableaux de Francis Bacon, mais aussi de la vie même : rien de plus évident et nécessaire qu’une traversée en trois étapes. C’est une structure universelle : errance, captivité, évasion — ou bien : liberté, séquestration, délivrance. Ce que j’ai en tête, c’est toujours une expérience de liberté : cette liberté rencontre un obstacle (angoisse, répression, maladie) ; puis trouve dans l’obstacle les moyens de se libérer. L’idée que les aventures de Jean Deichel se doublaient d’une sorte d’itinéraire spirituel m’a incité à adopter la structure en trois parties de Dante : enfer-purgatoire-paradis. Sauf que l’enfer, pour moi, c’est le moment où la liberté est rattrapée, où la jouissance est brimée, et l’élan ralenti, voire brisé (par nos limites, par la société) : ainsi l’enfer ne peut-il intervenir qu’en second. D’abord, il y a une liberté possible, approximative, expérimentable, jouissive ; puis, éventuellement, un retour de bâton, qu’on peut se figurer comme une descente aux enfers. La liberté initiale (que la troisième partie perfectionne) coïncide avec le « purgatoire » au sens où chez Dante on se purge, on se purifie par l’art. Au début de Cercle, le narrateur rompt avec une vie d’aliénation, il se réveille, et reprend vie, grâce à la lecture de Moby Dick ou de L’Idiot de Dostoïevski, grâce à la peinture et à la danse, grâce à une femme Anna-Livia. C’est un « purgatoire », mais qui peut être très heureux. Je pense que c’est une image possible de notre condition contemporaine.


Pouvez-vous revenir sur le choix du titre et sur la façon dont il fait écho au petit dessin de la couverture, ce labyrinthe circulaire qui enserre un visage et que vous désignez par le « visage-labyrinthe » ? Vous dites aussi que « le labyrinthe est un sourire ».

Le mot « Cercle » était là dès le départ. En un sens, il s’agissait de le remplir par l’écriture. C’était le nom de code de toutes mes expériences pendant ces cinq années-là. Ce que je vivais se vivait aussi sous ce nom. À chaque instant, j’entrais en fiction grâce au mot « cercle ». C’était un sésame pour entrer dans la vie des phrases. D’autre part, il y avait toute la grâce contenue dans l’infini de cette figure parfaite. « Cercle »n’est pas seulement le titre du livre, c’est son nom. Quant au labyrinthe qui est imprimé sur la couverture, c’est effectivement, à mes yeux, la représentation du livre — son emblème. C’est ainsi que je me le figure : un visage un peu narquois, très féminin, formé par une spirale circulaire qui compose un labyrinthe. Le labyrinthe est une forme heureuse : c’est apparemment un lieu où l’on se perd, mais surtout où le temps revient. C’est l’autre nom de l’initiation. J’ai trouvé ce petit dessin à Volterra, en Toscane. C’est une inscription néolithique, dont je me suis inspiré. Elle joue un rôle chamanique. Je suis très fier que Gallimard ait accepté de transformer sa mythique couverture immaculée spécialement pour « Cercle ». Depuis les premiers livres de Le Clézio, qui s’ornaient d’un éclair, on n’avait pas personnalisé ainsi une couverture.


Votre écriture fait sans cesse référence à la littérature. Vous commencez très vite avec Moby Dick, mais on va également croiser Ulysse, Dostoïevski, Flaubert ou Artaud. De même, un certain nombre d’oeuvres artistiques sont présentes dans le livre, citées ou reproduites, Bacon, Maillol, Giacometti. Et la musique y trouve également une large place. Pourquoi votre texte ( et votre trame romanesque) s’appuient-ils à ce point sur d’autres textes ? Sur d’autres productions artistiques ? Ne craignez-vous pas que cette pléthore de références ne décourage le lecteur, ne favorise le reproche d’un texte « hermétique » ?

C’est un livre qui médite sur la liberté — sur la possibilité d’être libre aujourd’hui. Et être « libre », c’est d’abord être disponible : être disponible au temps, c’est-à-dire au coeur poétique de l’existence. Pour rencontrer la poésie, je ne connais rien de mieux que de s’ouvrir à l’art, et cela, sous toutes ses formes. Cercle raconte l’histoire de quelqu’un qui reprend vie grâce à une série de rencontres ; parmi celles-ci, il y a des femmes, beaucoup de femmes, et des œuvres, beaucoup d’œuvres. Au fond, un livre peut être aussi important qu’une rencontre amoureuse. C’est pourquoi je raconte les expériences de lecture de Jean Deichel comme des aventures. Lorsqu’il lit Moby Dick, je détaille les effets que le livre provoque dans son corps et dans sa vie. La manière dont il en parle, la manière dont le livre vit en lui. Il ne s’agit absolument pas de « faire savant », ou de coller des références dans la trame du roman : c’est juste une expérience de la vie. Je raconte un an de la vie d’un homme qui a largué les amarres, et pendant cette année il lit des livres, il voit de la peinture, de la danse, il écoute de la musique. Et puis, comme tout le monde, il a en tête la mémoire des livres qu’il a lus et des musiques qu’il a entendues, et cette mémoire l’aide à affronter les périls. Je crois que toutes les références artistiques qui interviennent dans le livre sont motivées : je veux dire qu’elles ne sont pas plaquées arbitrairement, mais émanent du parcours de Jean Deichel. S’il est question d’un livre dans « Cercle », c’est tout simplement parce que Jean Deichel le lit. D’autre part, c’est vrai que « Cercle », du coup, est aussi un livre sur la littérature : sur la manière dont les phrases, celles des autres, mais aussi les vôtres, vous ouvrent un chemin dans l’existence, et peut-être vous sauvent du ravage. C’est un livre sur l’existence comme expérience poétique. Sur l’amour qu’on peut avoir pour des œuvres du passé ou du présent, pour L’Idiot de Dostoïevski, pour la musique de John Coltrane, pour les spectacles de Pina Bausch. Amour qui fait de vous un autre homme. Au fond, il ne s’agit pas de « culture », mais de résurrection — de résurrection ici et maintenant. « Cercle » raconte comment la poésie (l’art) devient parfois une question de vie ou de mort. Je ne crains pas, comme vous dites, que les références effrayent ou découragent les lecteurs. Quand je lis un livre, j’aime y rencontrer des tableaux ou des livres. Notre vie est tramée de « références » ; quand je marche dans Paris, il y a Notre-Dame, il y a les sculptures de Maillol aux Tuileries, la figure d’Ulysse passe dans mes pensées et dans mes conversations. Pour moi, il n’y a pas de différence entre l’art et la vie, ils s’entrelacent en permanence. « Cercle » parle de ça. On a reproché beaucoup de choses à ce roman, presque autant qu’on en a fait l’éloge, mais personne ne l’a jamais trouvé « hermétique », comme vous dites : au contraire, n’importe quel lecteur, même le moins littéraire, fait l’expérience immédiate d’une clarté. J’ai des amis qui n’ont pas franchement de culture littéraire ou artistique, ils m’ont dit que non seulement les références ne les gênaient pas, mais qu’au contraire elles avaient joué dans leur lecture un rôle de fluidifiant.


Dans les premières lignes de « Cercle », il y a cette phrase qui s’impose à l’esprit du personnage : «C’est maintenant qu’il faut reprendre vie ». Il y a aussi cette image du corps comme « un buisson de flammes » d’où sortent des phrases. Outre la très forte référence religieuse de l’image, elle procède de cette idée du livre qui commence à s’écrire par delà la volonté de l’écrivain, comme si ce livre lui était dicté. On a l’impression d’un état d’extase, d’une possession mystique. Pouvez-vous revenir là dessus ?

Oui, il s’agit de se sortir du conditionnement. Jean Deichel est quelqu’un qui ressent violemment le caractère néfaste du grappin social. Il cherche une voie libre, et celle-ci s’ouvre dans des instants où il se détache. Ces instants de rupture sont toujours extatiques ; il découvre que l’illumination le rend libre. À partir de là, il est évident que ce qu’il y a dans ces extases relève autant du poétique que du spirituel. J’ai bien conscience qu’en un sens l’aventure de Jean Deichel a quelque chose du trajet mystique. On va, dans le livre, des tours de Notre-Dame à la découverte de la mystique juive en Pologne. Autrement dit, on va du catholicisme au judaïsme, c’est-à-dire vers la source chrétienne. La dimension spirituelle du livre tient sans doute aux visions du narrateur : il s’est mis dans un état de jouissance qui lui octroie une lucidité nouvelle. Il oscille sans cesse entre la vie et la mort, dans un intervalle étrange, où la maladie le guette, mais aussi des révélations extrêmes. Évoluer dans cet intervalle lui procure une acuité sur les comportements humains, sur le délire de la société occidentale qu’il déshabille avec une sorte d’humour cruel. C’est ainsi qu’il perçoit — avec la force débordante du réveil — ce qui a lieu lors des « soldes » dans un grand magasin parisien, ou dans une rame de métro bondée. À la fin, Jean Deichel devient une sorte de saint, un saint très particulier, qui se nourrit de phrases et d’eau fraîche, qui est prêt pour l’amour parce qu’il a traversé sa propre mer Rouge.



Diriez-vous que ce texte est un « roman » ainsi que le signale la couverture ?

Il y a des personnages et un récit. Ça raconte les aventures d’un certain Jean Deichel pendant un an, de Paris à Prague, en passant par Berlin et la Pologne. C’est donc bien un roman. Mais c’est aussi, plus secrètement, un poème. Un poème secret qui prend la forme d’un roman.


Vous avez participé à la création, en 1997, de la revue « Ligne de risque », pour vous engager dans une « insurrection contre la médiocrité de la vie littéraire », contre « son étiolement », et sa « réduction au calibrage marchand ». Pouvez-vous expliquer ce constat sévère sur la littérature française contemporaine : comment en est-on arrivé là ? Comment y échapper ? Et vous-même, comment vous situez-vous dans ce paysage littéraire ?

L’emprise marchande sur le secteur culturel qu’on appelle « littérature » est de plus en plus violente, au point qu’elle détermine même, chez certains écrivains, le contenu des livres, qui s’écrivent alors pour répondre à une demande, et qui sombrent littérairement dans l’insignifiance. C’est un constat. Je ne suis pas le seul à le faire. Je ne trouve pas non plus qu’il soit exagéré, ni sévère. Des livres résistent à cette emprise, d’autres non. Des écrivains continuent à penser que quelque chose à l’intérieur du langage échappe aux impératifs économiques de la « communication ». Je fais partie de ces écrivains.


Vous dites que la littérature « a pris la place de l’homme à la lanterne en plein jour ». (Votre intervention à la BPI de Beaubourg). Elle s’écrit, dites-vous « contre ceux qui croient savoir », et son rôle est de dénoncer le mal, la mauvaiseté du monde. Il ne peut y avoir, pour vous, de littérature hors de ce combat, de cet engagement ?

Oui, j’ai commenté à Beaubourg la parabole de la mort de Dieu racontée par Nietzsche. Un homme surgit sur une place de marché, avec une lanterne allumée en plein jour. Il crie : « Dieu est mort ! Vous l’avez tué ! Nous l’avons tous tué ! » Tout le monde se moque de lui. Les rieurs de la mort de Dieu pensent qu’ils n’ont pas besoin de lumière puisqu’il fait jour : ils croient savoir. Mais ils vivent en fait dans l’obscurité, parce qu’ils ignorent qu’ils sont des assassins. Un livre est l’équivalent d’une lanterne allumée en plein jour ; il révèle le faux jour de l’époque. Je ne pense pas que la littérature « dénonce » quoi que ce soit, comme vous dites. En revanche, elle réfléchit sur la destruction qui régit notre époque, sur la nervure contemporaine du mal, pour l’éclairer. C’est vrai qu’un livre qui n’est pas traversé par la question du mal me semble à côté de la plaque. Comment représenter un monde qui se fait sauter à chaque instant ? Comment faire l’épreuve de ce krach existentiel qui sous-tend la planète ? À mes yeux, la littérature est nécessairement travaillée par ce questionnement. Je ne dis pas que c’est une définition exclusive ; je ne dis pas que les livres qui se n’affrontent pas à la question du mal ne sont pas des livres, ni qu’il n’y a de littérature qu’à travers ce « combat spirituel », comme dirait Rimbaud. Bien sûr qu’il existe des livres qui se détournent de la métaphysique. Ils ne m’intéressent pas, voilà tout.


Vous dites également qu’en littérature « seules comptent à nos yeux les expériences où se déploie un langage qui soit en même temps une pensée, et où chaque phrase devienne un monde ». Jetez-vous au panier toute la littérature romanesque ?

Oui, je le répète : seules comptent à mes yeux les expériences où se déploie un langage qui soit en même temps une pensée, et où chaque phrase devienne un monde. Je pense que c’est la moindre des choses. Je pense aussi que cette définition de la littérature, pour exigeante qu’elle soit (et toute exigence opère d’abord vis-à-vis de soi-même) est extrêmement large : à part les charlatans, à part les fabricants de camelote littéraire, la plupart des écrivains peuvent s’y retrouver, et, chacun sur son mode, souscrire à une telle phrase.


Vous interrogez beaucoup le nihilisme, dans votre pensée et votre écriture. Pourquoi faites-vous une telle place à cette philosophie ?

Le nihilisme n’est pas vraiment une philosophie. C’est plutôt un processus, repéré par Nietzsche, qui dans l’Histoire, fait croître la destruction. L’histoire du XXème siècle, c’est-à-dire entre autres les deux guerres mondiales, l’extermination des Juifs d’Europe, et Hiroshima et Nagasaki, illustrent la puissance d’un tel processus de dévastation ; celle-ci étend aujourd’hui son règne sur la planète sous diverses formes, celles que prend la barbarie, mais aussi celles, plus ambiguës, qu’empruntent tous les systèmes d’asservissement. La littérature, à mes yeux, doit savoir rendre compte du déchaînement nihiliste qui est à l’œuvre dans le monde, elle doit trouver des formes et des mots à la fois pour représenter ce cauchemar, et inventer une sortie, proposer une ouverture. Comment être libre à l’époque du nihilisme planétaire, c’est la grande question.


Dans « Evoluer parmi les avalanches » le narrateur reprend cette phrase de J.P.Léaud dans « La maman et la putain » de Jean Eustache : « Il faut déplaire à beaucoup pour vraiment plaire à quelques uns ». Est-ce une phrase que vous reprendriez à votre compte ? Même depuis le succès et la reconnaissance que vous a apporté « Cercle » ?

Bien sûr. Le succès, et la reconnaissance vont de pair avec les attaques et l’incompréhension. Je suis très heureux du succès de « Cercle». Mais c’est précisément quand on a du succès que la violence vous assaille. De ce point de vue, je n’ai pas été épargné. Je pense que « Cercle » est un livre qui peut susciter autant d’enthousiasme que de rejet : le rejet est à la mesure de l’enthousiasme. Les lectures de ce livre sont toutes extrêmes, et je m’en réjouis.


Publié dans l'Orient Littéraire du 23 Octobre 2008.

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