mercredi 26 août 2009

Un entretien avec Dominique Eddé autour de son dernier livre : « Le crime de Jean Genet » (Seuil).

Interrompant provisoirement l’écriture d’un roman, Dominique Eddé s’engage dans son dernier livre dans une relecture exigeante de l’oeuvre de Jean Genet, qu’elle éclaire d’un jour nouveau , notamment à partir de la découverte de l’absence de père et de la multiplicité des formes du parricide dans ses écrits.Elle s’appuie également sur d’admirables textes de Genet portant sur Dostoïevski, Giacometti et Rembrandt pour analyser la question du crime dans l’oeuvre et celle des rapports complexes de l’artiste au monde des hommes. Dans une langue exigeante de précision et de finesse, toujours juste dans ses nuances et ses modulations, elle se tient au plus près d’une oeuvre complexe et souvent d’une stupéfiante beauté.

Dominique Eddé, j’ai envie de commencer cet entretien par la fin, c’est-à-dire par les mots qui clôturent votre livre : « Je sais mieux désormais pourquoi j’ai écrit ce livre. Tenter de comprendre Genet m’a conduite à adopter sur ses traces la plus salutaire des postures: se trouver au beau milieu de tous les contraires, en cet endroit où la réalité, fragilisée à l’extrême, nous oblige à garder le vertige pour garder l’équilibre ». Pourquoi ce livre, et pourquoi ce livre aujourd’hui ?

J’ai été amenée à me replonger dans l’œuvre de Genet à l’occasion d’un débat qui lui était consacré. C’est ainsi que j’ai découvert un certain nombre de pistes inédites qui m’ont décidée à en faire un livre. Très vite, mon analyse s’est trouvée en contradiction avec les thèses d’un certain nombre d’intellectuels français attachés à confondre - à tort - le caractère subversif et provocateur de Genet avec de l’antisémitisme. En s’attaquant à Genet par ce biais là, ils ont aussi et surtout cherché à écorner la cause palestinienne dont il fut un défenseur indéfectible. Outre le fait que leur procédé est absurde - une cause est juste ou injuste en soi, quelles que soient les motivations de ceux qui la soutiennent – je montre en quoi Genet échappe au simplisme de leurs conclusions, en quoi il échappe au principe de la « conclusion » tout court. Il est un écrivain qui ne cesse de miner le terrain, de dynamiter les frontières. C’est cela que j’ai eu envie de penser, abstraction faite du jugement moral. J’ai donc tenté d’écrire un texte qui soit libre de tout parti pris : ni simplificateur au sens que je viens de décrire, ni hagiographique, travers plutôt fréquent de notre culture arabe qui sacrifie assez volontiers une part de la vérité au mythe.

Vous parliez de « découvertes inédites »…

Oui, je dirais que la première découverte fut le constat de l’absence de figure paternelle dans toute l’oeuvre de Genet. Cette absence s’explique certes par l’histoire personnelle de cet écrivain, né de père inconnu et abandonné par sa mère à l’âge de sept mois. Mais encore fallait-il comprendre comment il avait négocié psychiquement cette suppression du père, autrement dit : où, dans quel espace avait-il opéré le transfert? À relire son oeuvre à partir de cette question, il m’est apparu, que Genet avait placé le père dehors : à l’endroit du monde, à l’endroit de la loi. Son « parricide » s’est en quelque sorte traduit en un combat acharné, implacable, formidablement mis en scène, contre toutes les figures de l’autorité et de la domination : la police, les colons, le monde des blancs, la France, l’occident, Israël, l’Amérique…

Cette mise à mort symbolique du père, Genet l’accomplit dans le fond et dans la forme. Car, en choisissant d’écrire dans une langue très classique, celle des grands écrivains romantiques du XIXème tels que Chateaubriand, Nerval ou Victor Hugo, il a choisi ce qu’il appelle lui-même « la langue de ses ennemis ». Au résultat : une langue somptueuse, investie par une homosexualité très crue et chargée d’un contenu dévastateur. Une « charge » d’autant plus offensante - pour certains insupportable - qu’elle est poétiquement irrésistible. En somme, Genet a retourné la langue française contre ceux qui en étaient les dépositaires. Contre ses pères et pairs ennemis.

Vous avez donc souhaité mettre cette découverte à l’épreuve de l’oeuvre, et vous vous êtes longuement arrêtée sur un texte de Jean Genet traitant de Dostoïevski et en particulier des frères Karamazov. De quelle façon ce texte éclaire t-il l’oeuvre de Genet et son approche de la question du crime, si présente dans ses écrits ?

Les deux conceptions du crime, celle de Dostoïevski et celle de Genet sont passionnantes à confronter. Chez le premier l’assassin est, certes, la face noire de l’humanité, mais il a aussi un rôle « rédempteur ». Il endosse la faute qui, sinon, aurait dû être supportée par d’autres; chez le second, l’assassin est auréolé. C’est la figure de l’homme seul par excellence. Muni du passeport de la beauté, la beauté de l’écriture, Genet se paye la plus grande, la plus insensée des provocations : il fait l’éloge de l’assassin. C’est sa manière d’attenter à la pudeur du monde, de s’en exiler, de s’en couper à jamais. Comme un grand coup de théâtre. D’ailleurs, toute l’œuvre de Genet est théâtrale. Si bien que, sous sa plume, la victime du crime n’a presque pas de réalité en tant que telle. Elle est indissociable de celui qui la tue. On peut même dire qu’à eux deux, le tueur et le tué ne font qu’un. Ils sont en un sens, les figures alternées de Genet lui-même. Au plan du fantasme bien sûr.

La question du crime pose toute la question du bien et du mal : valeurs indissociables pour l’un -Dostoïevski- séparées et inversées, pour l’autre - Genet. Il va de soi que je suis infiniment plus proche de Dostoïevski que de Genet sur ce sujet. Toute vision séparée, clivée, du bien et du mal, est à mes yeux un fourvoiement. Au plan politique, un désastre.

À vrai dire, penser Genet c’est déjouer en permanence ses pièges d’un côté et ceux de la bonne conscience de l’autre, c’est penser l’ambivalence et la complexité à leur comble.

Je dirais que Genet est un grand pervers dans la peau d’un grand poète dans la peau d’un grand farceur. Il est indéniablement immoral, et pourtant… il demeure une dimension éthique chez lui, car dans le rapport de force, il est toujours du côté des perdants.

Genet est toujours du côté des perdants et pourtant il fait l’éloge de l’assassin, n’est-ce pas paradoxal ?

Oui, et c’est pourquoi il est très compliqué de le penser en tenant tous les bouts. Sartre lui a consacré un livre qui ne fait pas moins de 700 pages. Genet se sait doté d’une grande capacité de subversion qu’il doit à son génie poétique et cette capacité, il veut la prêter à ceux qui ne l’ont pas. C’est ce qu’on pourrait appeler sa « morale » d’homme seul aux côtés de l’homme seul. Mais dans le même temps, rien, absolument rien ne l’arrête ni ne l’intimide. Pour lui, tous les coups sont permis. Il est avec ceux qui sont rejetés par l’ordre public, y compris – s’il est beau, s’il est seul, s’il anime son désir - avec celui qui s’arroge le pouvoir de donner la mort. Tenez, cette phrase de lui résume son culot : « Si mon chant était beau, s’il vous a troublé, oserez-vous dire que celui qui l’inspira était vil ? ».

On en vient à la question si troublante de l’antisémitisme supposé de Genet à laquelle vous vous êtes forcément confrontée. Qu’en est-il ?

Question difficile. Disons que l’antisémitisme qui consiste à détester un juif parce qu’il est juif, ne correspond pas au cas de Genet. J’ai eu plus d’une fois l’occasion de parler de la question juive avec lui. Je ne l’ai jamais entendu tenir de propos insultants à l’endroit des juifs. Il était hostile aux religions en général, aux trois monothéismes en particulier, et plus précisément à la notion de l’élection dans le judaïsme.

Alors, Genet a-t-il eu des « pulsions » antisémites ? Oui, sans aucun doute. Si je tiens à ces nuances dans le choix des mots c’est qu’elles sont, à mes yeux, essentielles pour qui veut faire avancer la pensée. On est de plus en plus limité, coincé – en occident comme en orient – par la pauvreté du vocabulaire qui sert à catégoriser les idées et les choses. Nous avons tous, ne serait-ce que par moments, et à des degrés divers, des pulsions racistes. Le reconnaître me paraît être le meilleur des points de départ pour les combattre. Mais revenons à Genet. Il se trouve - au-delà de la question de l’antisémitisme - des passages tout simplement odieux dans son œuvre. Ainsi dans « Pompes Funèbres », une phrase sur le massacre d’Oradour – barbarie nazie à l’état pur - qui est une provocation irrecevable, quelle que soit la manière dont on cherche à la replacer dans le contexte. Dans ce livre, Genet a poussé la provocation jusqu’à la bêtise.

Vous dites dans votre livre que finalement, penser Genet se confond avec la seule entreprise de penser. Y a t-il un lien à faire entre ceci et ce que vous venez de souligner concernant cette tendance généralisée à la simplification ?

C’est vrai que penser Genet aide à cultiver une méfiance de tous les instants contre la simplification. Il est à peu près aussi difficile de le penser que de penser, par exemple, la question libanaise. J’ai même envie de dire que, toutes proportions gardées, Genet est à la littérature ce que le Liban est à la géopolitique. C’est-à-dire un cas explosif, un terrain miné. Une sorte de caricature fondée sur son contraire. Autrement dit : une somme de données multiples et contradictoires qui exigent du raisonnement la prise en compte simultanée de l’extrême outrance et de l’extrême nuance. Une question de méthode affreusement compliquée. Pour Genet, comme pour le Liban, il s’agit de ne pas se laisser avoir par la commodité, par la tentation de réduire pour « en finir ».

Votre livre est en effet formidablement réussi parce que vous parvenez tout à fait bien à restituer toutes les facettes de ce personnage, car il s’agit bien d’un personnage, avec ce sens si aigu de la mise en scène. Mais, à vous qui l’avez connu, j’ai envie de demander si l’homme était attachant, s’il était, ne serait-ce que par moments, simplement humain, bon ?

Sa capacité d’humanité et de bonté était réelle. Mais il ne la manifestait que dans des conditions précises. Ceux dont il est resté proche jusqu’à la fin de sa vie en témoignent très bien. Il n’en demeure pas moins qu’il avait fait de « la trahison » un mode d’existence, une sorte d’infidélité nécessaire à la protection de ses choix. Il ne faut pas oublier de dire qu’outre sa redoutable intelligence, Genet avait un humour inouï.

Il était un funambule qui, pour tenir le monde à distance, exerçait sur lui-même une surveillance de tous les instants. La prison, durant sa jeunesse, le protégeait de cette menace. C’est la raison pour laquelle il a écrit la majeure partie de son oeuvre derrière les barreaux. D’où sa fameuse formule : « Une fois libre, j’étais perdu ». C’est que l’air libre était corrosif pour son entreprise poétique : il lui faisait perdre son « ennemi » de vue, il le diluait. Son chant avait besoin, pour se déployer, d’une solitude maximale, d’un espace physique et psychique étanches. Tout réveil brusque mettait son lyrisme en péril. Pour lui, les choses se passent un peu comme pour un rêveur qui recueille le souvenir de son rêve tout en rêvant encore.

Peut-on dire qu’il a sacrifié sa vie à son oeuvre ?

Sa vie était peut-être secondaire par rapport à l’événement qu’il souhaitait en tirer. Il voulait avant tout attenter à ce qui fait la vie organisée des hommes, saboter l’ordre établi de la réalité, et même la réalité tout court. . « Je voudrais que le monde ne change pas pour me permettre d’être contre le monde », disait-il. Cette phrase, on pourrait la paraphraser en ajoutant qu’il avait un besoin vital de la mort, besoin que la mort reste la mort pour rester lui-même en vie . La mort est omniprésente dans son oeuvre, elle est son personnage principal. L’ombre constante de chaque chose, de chaque pensée. C’est elle qui donne du relief à la vie. Pour Genet, la vie sans la mort est une morte.

Vous avez amplement parlé de l’absence de père et des multiples formes du parricide dans l’oeuvre de Genet. Mais il a également, manqué de mère. Et peut-être a t-il trouvé auprès des palestiniens dont il partagera la fraternité dans les camps, un peu de cette chaleur maternelle qui lui aura manqué.

Oui, c’est vrai. Mais l’image de la mère est quand même présente chez Genet. Il en a manqué, certes, mais pas de façon aussi radicale que de père. Sa mère l’a gardé pendant les premiers mois. Puis il a bénéficié jusqu’à l’âge de onze ans de la présence d’une mère adoptive , Eugénie Régnier, qui meurt en 1922.

C’est seulement à la fin de sa vie, dans « Un captif amoureux » que Genet va à la recherche de la mère perdue. Il croit la trouver, sous les traits de la mère d’un jeune combattant palestinien : Hamza. Mais là encore, l’illusion mise à l’épreuve de la réalité finit par s’effondrer.

Quelle que soit la part subjective de sa présence parmi les palestiniens, elle n’en a pas moins été politiquement exemplaire. Sans compter qu’il nous aura légué, parmi d’autres, un texte d’une valeur inestimable sur les massacres de Sabra et Chatila. Combien d’autres grands écrivains français ont-ils eu le courage de soutenir – contre le pouvoir israélien - ce peuple abandonné de tous ?



On avance dans votre livre comme dans une enquête policière, et à la page 86, vous évoquez la découverte que vous faites sur le nom du père de Genet : les archives de l’assistance publique ont révélé il y a peu qu’il s’appelait Blanc. Ce qui vous donne l’occasion d’écrire de très belles pages sur ce rapport souterrain et néanmoins si présent dans l’oeuvre de Genet avec « le blanc ».

Oui en effet. Genet était le nom de sa mère. Du père, on ne savait rien, jusque très récemment. Et j’ai été à proprement parler sidérée par la découverte que vous signalez. Je l’ai faite, en cours de rédaction de mon livre.

Et vous soulignez dans votre livre que le blanc est la couleur de peau à laquelle Genet fit la guerre sa vie durant. Et c’est encore du blanc que naît la première page du « Captif amoureux » : « La page qui fut d’abord blanche est maintenant parcourue du haut en bas de minuscules signes noirs, les lettres, les mots, les virgules, les points d’exclamation, et c’est grâce à eux qu’on dit que cette page est lisible. Cependant à une sorte d’inquiétude dans l’esprit, à ce haut-le-coeur très proche de la nausée, au flottement qui me fait hésiter à écrire... la réalité est-elle cette totalité de signes noirs ? Le blanc, ici, est un artifice qui remplace la translucidité du parchemin, l’ocre griffé des tablettes de glaise et cet ocre en relief, comme la translucidité et le blanc ont peut-être une réalité plus forte que les signes qui les défigurent. »

Je vous remercie de clore notre entretien en lui rendant la parole. En insistant sur la beauté de sa langue, sur le caractère majeur de l’œuvre : sa force poétique, sa forme.


Publié dans l'Orient Littéraire de Juin 2007.

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